
Entretien avec Dustin Clausen
Dustin a rejoint l’IHES en avril 2023 en tant que professeur permanent en mathématiques. Dans cet entretien il parle de son rapport aux mathématiques et de ce qu’être à l’IHES signifie pour lui. Il nous donne aussi un aperçu de ses sujets de recherche.
• Qu’est-ce qui vous a attiré vers les mathématiques ?
Au départ, deux aspects m’intéressaient. C’était premièrement la possibilité d’obtenir des réponses définitives car en mathématiques, contrairement à beaucoup d’autres préoccupations humaines, les affirmations peuvent être formulées avec précision et sont vraies – ou fausses. En tant que jeune dans un monde incertain, cette certitude m’attirait. Je citerais deuxièmement le sentiment d’indépendance que procurent les mathématiques. Il n’est pas nécessaire d’accepter une quelconque autorité et tout peut être vérifié grâce à la logique. Plus tard, j’en suis venu à apprécier ce que l’on pourrait appeler la beauté des mathématiques. La structure rigide des mathématiques offre un monde d’une profondeur, d’une complexité et d’un enchantement incroyables, où, peut-être paradoxalement, la créativité humaine peut réellement s’épanouir. D’une certaine manière, on observe un lien similaire entre rigidité et créativité dans d’autres disciplines artistiques : à de nombreuses reprises dans l’histoire, des groupes d’artistes ont fixé des règles pour concentrer leur force créatrice. Or, en mathématiques, les règles sont fixées par la nature elle-même et façonnent un monde dont la structure va bien au-delà de ce que les lois créées par l’être humain peuvent réaliser.
• Que signifie pour vous le fait d’avoir rejoint l’IHES en tant que professeur permanent ?
En ce qui me concerne, le poste de professeur permanent à l’IHES représente la concrétisation suprême de l’indépendance et de la liberté auxquelles j’ai toujours aspiré. Ici, j’ai vraiment l’impression de pouvoir me consacrer entièrement à mon travail. Je suis infiniment reconnaissant de constater l’existence d’un tel endroit et du poste que l’on m’a offert.
• Quels sont les projets de recherche que vous souhaitez mener dans le futur proche ?
Avec Peter Scholze, et sur la base des travaux novateurs d’Alexander Efimov, j’ai étudié la K-théorie des espaces analytiques. Ensemble, nous avons formulé une conjecture selon laquelle cette K-théorie dans le monde des espaces analytiques complexes devrait être simplement une forme de cohomologie de Deligne, et j’ai très envie d’essayer de prouver cette conjecture. Entretemps, une nouvelle porte s’est ouverte en théorie de l’homotopie chromatique, grâce à la résolution (négative !) de la conjecture du télescope par Robert Burklund, Jeremy Hahn, Ishan Levy, et Tomer Schlank. Il est possible que je consacre un certain temps à essayer d’identifier la nature de la structure dans la théorie de l’homotopie télescopique étant donné cette réfutation de la vision de départ.
• Sur quoi portent vos travaux ?
De manière générale, je travaille plutôt sur l’algèbre linéaire. Cela paraît simple, et la simplicité représente en effet l’un des principaux attraits de l’algèbre linéaire. Mais elle est aussi remarquablement efficace. Naïvement, on pourrait penser que l’algèbre linéaire est limitée, parce que, géométriquement parlant, elle ne peut décrire que des objets unidimensionnels. Après tout, les solutions des équations linéaires sont toujours unidimensionnelles. Mais un changement de perspective surprenant permet de montrer que l’algèbre linéaire peut capturer toutes sortes d’objets géométriques. On ne pense pas à l’algèbre linéaire simple, mais à la façon dont la structure de l’algèbre linéaire peut varier d’un point à l’autre pour un objet géométrique donné. Par exemple, le fait qu’il n’y ait pas de coordonnées globales cohérentes sur une sphère (la surface de la Terre, par exemple) nous renseigne sur la forme de la sphère. Avec Peter Scholze, j’ai récemment développé une extension de l’algèbre linéaire qui permet de décrire une géométrie de plus en plus complexe. Nous appelons cette extension « mathématiques condensées ». L’idée est d’allier l’algèbre linéaire à la topologie au niveau même des fondations, ce qui permet d’obtenir une classe plus riche d’objets algébriques linéaires de base, et par conséquent des objets géométriques plus riches.
Un thème connexe qui traverse mon travail est celui de la K-théorie. Un fait fondamental en algèbre linéaire est que les espaces vectoriels à dimension finie sont classés uniquement en fonction de leur dimension. En d’autres termes, il n’existe qu’un seul type d’espace plat dans chaque dimension. Mais la situation change lorsqu’on pense à des espaces de dimension finie qui varient sur un objet géométrique, comme dans le paragraphe précédent. Plus précisément, ces objets sont connus sous le nom de faisceaux de vecteurs, et un faisceau de vecteurs nécessite plus d’informations que sa simple dimension pour le déterminer, car l’algèbre linéaire peut être « tordue » lorsque l’on change continuellement de point. Le célèbre ruban de Möbius en est l’exemple parfait. Ici, l’objet géométrique est le cercle situé au centre de la bande de Möbius, et les tranches perpendiculaires peuvent être considérées comme des espaces vectoriels unidimensionnels variant de manière « tordue » avec le point sur le cercle.
La nature des torsions possibles dépend beaucoup de l’objet géométrique de départ, à tel point que la classification des faisceaux de vecteurs nous donne beaucoup d’informations sur la géométrie. La K-théorie d’Alexandre Grothendieck, qui convertit remarquablement bien l’algèbre linéaire en informations géométriques pertinentes, en est une illustration. L’idée est de simplifier la classification des faisceaux de vecteurs en ne considérant que certains invariants dits « additifs » des faisceaux de vecteurs, qui sont des variantes de la fonction de dimension bien connue. Il s’avère que ces invariants additifs sont suffisamment nombreux pour que la théorie donne beaucoup d’informations, mais pas trop pour que nous n’ayons aucun espoir de la comprendre. J’ai étudié l’algèbre linéaire et la théorie K dans de nombreux contextes différents, de la théorie des nombres à la topologie algébrique en passant par l’analyse, mais ma motivation et ma compréhension sont souvent venues de la géométrie.
Un autre aspect important de mon travail est l’utilisation systématique des méthodes de la théorie de l’homotopie. Fondamentalement, faire de la théorie de l’homotopie signifie accorder une attention toute particulière à ce que l’on entend par égalité. Souvent, lorsque nous disons que deux choses sont égales, ce que nous voulons dire, c’est que nous avons une façon de les considérer comme identiques, ou plus précisément, que nous avons une identification entre elles. Dans la théorie de l’homotopie, on prend cela très au sérieux : les identifications possibles sont considérées comme des objets fondamentaux eux-mêmes, dignes de la même étude détaillée que les objets originaux identifiés. La poursuite de cette idée conduit rapidement à une hiérarchie infinie : il faut alors également étudier les manières d’identifier les différentes identifications, et ainsi de suite jusqu’à l’infini. Les origines de la théorie de l’homotopie viennent de la topologie : étant donné un espace, on peut dire que deux points sont « les mêmes » s’ils peuvent être reliés par un chemin, que deux chemins sont les mêmes s’ils peuvent être reliés par un chemin de chemins, et ainsi de suite. Par exemple, sur un cercle, tous les points sont « les mêmes » en ce sens, mais plus précisément, deux points peuvent être considérés comme les mêmes de nombreuses façons différentes : on peut faire le tour du cercle un nombre quelconque de fois (dans le sens des aiguilles d’une montre ou dans le sens inverse) avant de se retrouver au deuxième point. On dit que « le groupe fondamental du cercle est le groupe des entiers Z », ce qui permet de rendre compte du fait géométrique/topologique qu’un cercle est fait pour entourer des régions bidimensionnelles sans les traverser.
Cependant, la théorie de l’homotopie est pertinente bien au-delà de ses origines en topologie, puisque la situation dans laquelle il faut considérer des identifications entre des identifications et ainsi de suite se présente dans de nombreuses situations sans lien a priori avec des chemins dans l’espace. L’une de ces situations se trouve précisément dans la K-théorie. Là, nous avons décidé d’identifier deux faisceaux de vecteurs lorsque chaque invariant additif donne le même résultat sur les deux. Mais il existe une façon plus fondamentale d’exprimer quand cela se produit, ou plutôt comment cela se produit, et la question des identifications entre identifications, etc. se pose alors. La théorie qui en résulte, appelée K-théorie algébrique supérieure, a été développée avec souplesse par Daniel Quillen et a été très utilisée dans les nombreux domaines où la K-théorie est pertinente. C’est la K-théorie algébrique supérieure qui a fait l’objet d’une attention particulière de ma part. Pour faire des progrès sérieux en K-théorie algébrique supérieure, il faut un langage flexible et fidèle pour discuter des questions de théorie de l’homotopie. Heureusement, ce langage m’a été fourni par mon directeur de thèse, Jacob Lurie, qui a passé beaucoup de temps à développer les fondements de ce que l’on appelle les catégories d’infinité, qui sont les environnements natifs où se produit la théorie de l’homotopie. Comme de nombreux chercheurs qui s’appuient aujourd’hui sur des techniques de la théorie de l’homotopie, j’utilise librement les catégories d’infinité dans mon travail.
En fin de compte, malgré toutes ces discussions sur l’algèbre linéaire, la K-théorie, la théorie de l’homotopie et les catégories de l’infini, mon intérêt fondamental pour les mathématiques est la théorie des nombres. J’ai commencé à étudier la K-théorie parce qu’en tant qu’étudiant en doctorat, j’ai découvert une preuve vraiment nouvelle d’un fait fondamental en théorie des nombres, la loi de réciprocité quadratique, et j’ai réalisé que la K-théorie fournissait le langage correct pour exprimer cette preuve. J’ai rapidement poussé la méthode pour retrouver une loi de réciprocité plus sérieuse, la loi de réciprocité d’Artin. Depuis lors, j’ai fait de nombreuses tentatives pour généraliser davantage les extensions fascinantes et profondes de la loi de réciprocité que l’on trouve dans le programme de Langlands. Jusqu’à présent, je n’ai pas réussi, mais c’est mon plus grand objectif : comprendre le programme de Langlands de la même manière que j’ai compris la loi de réciprocité d’Artin. J’espère que l’étude de l’algèbre linéaire, de la K-théorie et de la théorie de l’homotopie que j’ai faite entre-temps m’y aidera. Mais plus encore, j’espère que d’autres personnes s’intéresseront au même problème ! Mais pour cela, j’ai probablement besoin de trouver un programme ou un chemin qui pourrait être suivi.