Hommage à Jim Simons de Vasily Pestun - IHES
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Hommage à Jim Simons de Vasily Pestun

Je n’avais que 20 ans quand j’ai rencontré les travaux de Jim Simons pour la première fois. C’était en février 2001, dans le froid glacial de Chernogolovka, une petite ville scientifique créée du temps de l’Union soviétique. J’étais au milieu de mon année finale à l’Institut de physique et de technologie de Moscou, et j’avais mis deux heures pour rejoindre Chernogolovka en bus. J’allais y passer la série d’examens de physique théorique de la section de théorie quantique des champs du fameux institut Landau, que Lev Landau lui-même avait établi. La tradition de ces examens, connus pour être particulièrement difficiles, est de tester les capacités mathématiques des étudiants de master. Ils sont faits pour estimer leur capacité à faire de la recherche de pointe en physique théorique. Leur tradition a été établie par Landau lui-même, puis continuée par ses disciples et ensuite passée de génération en génération.

L’examinateur, Igor Polybin, écrivit « $S = \frac{k}{4\pi} \int$ tr$(AdA + \frac{2}{3} A^3)$ à 3 dimensions » sur une page d’un carnet et me demanda si je reconnaissais ce lagrangien. Alors que les cours que j’avais suivis m’avaient fait rencontrer l’électrodynamique quantique et la théorie de Yang et Mills quantique dans un espace-temps de dimension 3 + 1, je ne pouvais pas identifier celui-là. « Non » lui dis-je. « C’est le lagrangien de la théorie de Chern-Simons » m’expliqua-t-il « et ce lagrangien a un sens dans des espaces-temps de dimension 2+1 – au moins d’un point de vue classique. Pouvez-vous vérifier si ce lagrangien a un sens d’un point de vue quantique ? » J’ai compris la question et ai commencé à faire des calculs. J’ai rapidement rencontré des annulations « infini moins l’infini », que l’on rencontre typiquement dans la théorie quantique des diagrammes de Feynman, et qui semblaient produire un résultat fini plausible dans cette théorie, quelle que soit la manière dont je l’approchais ce calcul. Alors que le lagrangien décrit une théorie continue et doucement ondulatoire, les calculs dans la théorie de Chern-Simons montrent un caractère discret, déterministe, et que l’on peut définir rigoureusement.

J’ai résolu le problème à propos de la théorie de Chern-Simons et réussi mon examen, sans avoir conscience à ce moment-là de la profondeur de la théorie et de ses connexions allant de considérations abstraites en mathématiques pures (topologie algébrique et différentielle, théorie des nœuds) à la physique théorique (la théorie des cordes pouvant être construite d’une façon qui généralise la théorie de Chern-Simons) et au calcul quantique. Je ne pouvais imaginer alors à quel point ma vie allait être influencée par Jim.

Je ne savais pas encore que deux ans plus tard, en 2003, j’allais m’installer à Princeton pour préparer un doctorat en physique théorique et que mon directeur de thèse serait Edward Witten, inventeur de la théorie quantique des champs topologique fondée sur la 3-forme de Chern-Simons, ce qui lui a donné son nom. Après deux ans à Princeton, j’ai écrit l’article The Hitchin Functionals and the Topological B-Model at One Loop qui se développe dans un espace-temps de dimension 5+1 mais dont les idées sont fortement influencées par la quantification de la théorie de Chern-Simons dans un espace-temps de dimension 2+1.

En août 2005, j’ai participé au groupe de travail d’été Simons qui se tient à Stony Brook à Long Island dans l’État de New York. Cet événement, qui dure un mois, rassemblait un grand nombre de chercheurs en théorie des cordes, jeunes et moins jeunes, qui s’intéressaient à toutes sortes de problèmes géométriques issus de la théorie des cordes. J’ai présenté mon article dans un séminaire, et quelques jours plus tard j’ai rencontré Jim lors de la grande réception qu’il organisait chaque année dans le cadre de cet événement dans sa propriété dans les bois près de Stony Brook. J’étais alors bien au courant de la profondeur et de l’importance de ses nombreuses contributions en mathématiques, mais je ne savais pas grand-chose de ses activités dans d’autres domaines. En 2008, j’ai appris qu’un nouvel institut, le Simons Center for Geometry and Physics, avait été créé à Stony Brook. En 2011, j’ai d’ailleurs reçu une offre d’un poste de 3 ans là-bas. Même si je n’ai finalement pas accepté cette offre et que je suis resté à l’Institute for Advanced Study à Princeton, il était alors clair pour moi que Jim Simons contribuait de manière significative à des domaines bien au-delà des mathématiques. A ce moment-là, j’avais entendu parler de Renaissance Technologies mais je ne savais pas grand-chose à son propos, sauf que les profits des fonds que la société gérait contribuait à la Fondation Simons, qui fournissait généreusement des millions de dollars pour financer la science et les mathématiques.

En 2014, j’ai accepté un poste de professeur permanent à l’IHES et j’ai déménagé en France à Bures-sur-Yvette, où j’ai continué à travailler en physique mathématique et en théorie des cordes. Ma recherche était concentrée sur la compréhension de l’émergence de structures précises, rigides, de nature discrète apparaissant dans le contexte de dimension infinie des théories quantiques des champs, de façon analogue au processus continu fourni par la théorie de Chern-Simons pour relier l’intégrale de chemins et les invariants topologiques discrets des nœuds.

Alors que mon propre travail était essentiellement financé par le Conseil européen de la recherche (ERC), l’IHES recevait des dons significatifs de la Fondation Simons, lui permettant de financer le programme de visiteurs, des conférences et des collaborations avec d’autres institutions. Disposer de ce financement était essentiel pour que l’Institut soit aussi réactif qu’il est nécessaire de l’être pour la découverte scientifique. J’ai personnellement profité d’un environnement parfait pour la recherche scientifique grâce à la combinaison de fonds publics, provenant des impôts payés par les contribuables, et des donations privées comme celle faites par Jim et Marilyn.

J’ai compris que Jim était parvenu à avoir un impact encore plus large en mathématiques et en science en ayant trouvé le moyen de décroître les inefficiences des marchés financiers et en utilisant les économies ainsi faites pour financer la recherche de milliers de scientifiques un peu partout dans le monde et dans plusieurs instituts de recherche.

En 2022, j’ai rejoint Renaissance Technologies et déménagé à Stony Brook, avec l’objectif de trouver un moyen d’utiliser les inefficiences des marchés pour financer de la science et des mathématiques. De cette façon, j’essayais de créer un autre lien topologique avec le chemin initié par Jim dans l’espoir de me trouver en ligne avec son héritage et sa vision à long terme.

Jim Simons est célèbre pour son talent extraordinaire à produire de beaux travaux ayant un grand impact en mathématiques et en physique. Mais de façon peut-être plus importante encore, il est célèbre pour avoir créé des environnements de travail exceptionnels, que ce soit au département de mathématiques de Stony Brook, au Simons Center for Geometry and Physics, ou encore par les contrats de recherche qui portent son nom à l’IHES et dans de nombreuses autres institutions. C’est aussi vrai pour son entreprise Renaissance Technologies. De façon magique, Jim Simons a converti son talent additif en un talent multiplicatif pour toutes les personnes et les institutions autour de lui. J’ai une grande dette envers lui, ayant eu la chance que ma trajectoire de vie se trouve aussi dans le champ de son action magique.

Vasily Pestun
New York, Août 2024