
Les contributions majeures de Masaki Kashiwara par Pierre Schapira
Dans cet article, Pierre Schapira, professeur émérite à Sorbonne Université, présente les contributions majeures de Masaki Kashiwara, lauréat du prix Abel 2025, dans le domaine des mathématiques.
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La nouvelle génération (et même la précédente) n’a bien sûr aucune idée de l’ambiance mathématique des années 1960-70 en analyse où tout tournait autour de l’analyse fonctionnelle et la théorie des distributions. On étudiait une équation (aux dérivées partielles) à une inconnue dans des espaces exotiques en utilisant des « inégalités a priori », dans le cadre $C^\infty$ et sur un ouvert affine.
C’est dans ce contexte que Mikio Sato introduit en 1959-60 [Sat59] sa théorie des hyperfunctions, en inventant pour cela la cohomologie à support indépendamment de Grothendieck. Sur une variété analytique réelle $M$ de dimension $n$ et de complexifiée $X$, le faisceau $\mathcal{B}_M$ des hyperfonctions est défini (à l’orientation près) comme $H^n_M (\mathcal{O}_X)$.
La communauté des analystes était alors sous le choc après l’exemple de Hans Lewy qui montrait qu’une certaine équation aux dérivées partielle très simple du 1er ordre n’avait pas de solutions distributions, même dans les germes. Tout le monde pensait (et cela a même été écrit) que les hyperfonctions étant des objets analytiques, ce type de mésaventure ne pouvait leur arriver, en vertu du théorème de Cauchy-Kovalevskaya. Ayant montré en 1967 [Sch67] qu’il n’y avait toujours pas de solutions hyperfonctions, j’ai été invité par Sato au Rims, à Kyoto, en 1971 où j’ai rencontré son élève Masaki Kashiwara (ainsi que Takahiro Kawai). Ces trois mathématiciens étaient alors en train de mettre au point l’imposante monographie [SKK73] connue sous le nom de SKK, qui classifie les systèmes micro-différentiels aux points génériques de l’espace cotangent. Une variété différentiable (un espace sans singularité) admet en chaque point un espace tangent que l’on peut imaginer comme l’espace des rayons lumineux issus de ce point, mais aussi un espace cotangent (l’espace de phase des physiciens), l’espace des murs empêchant la lumière de passer. L’idée de l’« analyse microlocale », due à Sato [Sat70], est que beaucoup de phénomènes rencontrés sur une variété sont en fait la projection sur cette variété de phénomènes vivant dans l’espace cotangent où ils sont beaucoup plus faciles à analyser.
Masaki a montré dès son plus jeune âge des talents exceptionnels pour les mathématiques. Dans sa thèse de master de 1970, alors âgé de 23 ans, il fonde la théorie des $\mathcal{D}$-modules [Kas70] et obtient dans les 10 années qui suivent l’essentiel des résultats fondamentaux de cette théorie. Il montre en particulier que les $\mathcal{D}$-modules permettent de formuler précisément la correspondance de Riemann-Hilbert et prouve cette correspondance en 1980 [Kas80, Kas84] (après des résultats très importants mais partiels de Pierre Deligne [Del70]). Il s’agit d’une « équivalence de catégories » entre d’un côté une classe de $\mathcal{D}$-modules, appelés holonômes réguliers, et de l’autre, une classe de faisceaux, appelés faisceaux constructibles. Il s’agit donc d’un pont entre l’analyse et la topologie, pont d’où jailliront entre autres les fameux « faisceaux pervers ».
Je n’ai commencé à travailler avec Masaki que vers 1978. Au début des années 80 nous avons alors simultanément (mais avec des motivations différentes) eu l’idée de la théorie microlocale des faisceaux, lui dans le cadre complexe via le foncteur « des cycles évanescents », moi dans une perspective purement réelle, motivé par les équations hyperboliques. Notre collaboration sur ce sujet culmine avec la publication en 1990 du livre Sheaves on Manifolds [KS90]. L’idée est d’appliquer la vision de Sato aux faisceaux, et l’on définit ainsi le micro-support d’un faisceau comme les directions (dans l’espace cotangent) de non-propagation. Comme la « variété caractéristique » d’un $\mathcal{D}$-module (dans le domaine complexe) n’est autre que le micro-support du faisceau de ses solutions holomorphes, la théorie des systèmes linéaires d’EDP devient pour une bonne part une sous-branche de la théorie microlocale des faisceaux. Cette théorie utilise la structure symplectique de l’espace cotangent (un résultat important étant l’involutivité du micro-support) mais un certain nombre de mathématiciens [Tam12, NZ09] ont remarqué que inversement cette théorie pouvait être un outil extrêmement puissant pour résoudre des problèmes de topologie symplectique et cette idée est à l’origine d’un nombre impressionnant de publications (cf par exemple [Gui23]).
L’apport de Masaki Kashiwara aux mathématiques ne se limite pas aux $\mathcal{D}$-modules ou à la théorie microlocale des faisceaux. Il a obtenu de très nombreux résultats de première importance en théorie des représentations et des groupes quantiques et a en particulier découvert en 1990 les bases crystallines qui jouent un rôle clef dans ces théories (voir les commentaires de Bernard Leclerc dans [Paj25] et aussi [Sch18]).
Masaki Kashiwara est un savant qui a profondément marqué les mathématiques depuis les années 70 et dont l’empreinte profonde restera.
Références
[Del70] Pierre Deligne, Équations différentielles à points singuliers réguliers, Lecture Notes in Math.,
vol. 163, Springer, 1970.
[Gui23] Stéphane Guillermou, Sheaves and symplectic geometry of cotangent bundles, Astérisque 440 (2023), available at arXiv:1905.07341.
[Kas70] Masaki Kashiwara, Algebraic study of systems of partial differential equations, Mémoires SMF,
vol. 63, Soc. Math. France, 1995.
[Kas80] Masaki Kashiwara, Faisceaux constructibles et systèmes holonômes d’équations aux dérivées
partielles linéaires à points singuliers réguliers, Séminaire Goulaouic-Schwartz, exposé 19 (1980).
[Kas84] Masaki Kashiwara, The Riemann-Hilbert problem for holonomic systems, Publ. RIMS, Kyoto
Univ. 20 (1984), 319-365.
[Kas91] , On crystal bases of the $Q$-analogue of universal enveloping algebras, Duke Mathema-
tical Journal 63 (1991), 465–516.
[KS90] Masaki Kashiwara and Pierre Schapira, Sheaves on manifolds, Grundlehren der Mathemati-
schen Wissenschaften, vol. 292, Springer-Verlag, Berlin, 1990.
[Lew57] Hans Lewy, An example of a smooth linear partial differential equation without solution, Ann.
Math. 66 (2) (1957).
[NZ09] David Nadler and Eric Zaslow, Constructible sheaves and the Fukaya category, J. Amer. Math.
Soc. 22 (2009), 233–286.
[Paj25] Philippe Pajot, Le Japonais Masaki Kashiwara se voit décerner le prix Abel 2025, le « Nobel
de maths », La Recherche (2025).
[Sat59] Mikio Sato, Theory of hyperfunctions, I & II, Journ. Fac. Sci. Univ. Tokyo 8 (1959, 1960), 139–193, 487–436.
[Sat70] , Regularity of hyperfunctions solutions of partial differential equations, Vol. 2, Actes du Congrès International des Mathématiciens, 1970.
[SKK73] Mikio Sato, Takahiro Kawai, and Masaki Kashiwara, Microfunctions and pseudo-differential
equations, Hyperfunctions and pseudo-differential equations (Proc. Conf., Katata, 1971 ; dedicated to the memory of André Martineau), Springer, Berlin, 1973, pp. 265–529. Lecture Notes in Math.,
Vol. 287.
[Sch67] Pierre Schapira, Une équation aux dérivées partielles sans solutions dans l’espace des hyper-fonctions, C. R. Acad. Sci. 265 (1967), 665-667.
[Sch18] , Fifty years of Mathematics with Masaki Kashiwara, Proc. Int. Cong. Math. Rio de Janeiro, Plenary Lectures 1 (2018), available at arXiv:1809.00586.
[Tam12] Dmitry Tamarkin, Algebraic and analytic microlocal analysis, Microlocal conditions for non-displaceability, Vol. 269, Springer, proceedings in Mathematics & Statistics, 2012 & 2013, pp. 99–223, available at arXiv:0809.1584.