
Hommage à Yvonne Choquet-Bruhat
7 mars 2025
Hommage à YCB
par Nathalie Deruelle
Dernier message
Le décès de Cécile DeWitt en mai 2017 m’avait attristée – trente-cinq ans plus tôt, elle m’avait fait confiance, et demandé d’organiser une école aux Houches. Connaissant la longue amitié qui les liait, j’envoyai un mot de sympathie à Yvonne Choquet qui devait, bien plus que moi, être plongée dans ses souvenirs.
Quelques jours plus tard elle me répondit ceci :
Chère Nathalie,
Merci de votre message. Bien sûr la mort de Cécile m’a attristée, sans me surprendre car elle avait 94 ans (un de plus que moi) et était en mauvaise santé physique. Sa fille Christiane vivait comme elle à Austin et s’occupait beaucoup d’elle. Elle m’a téléphoné pour me dire la mort de sa mère à l’hôpital où on l’avait transportée après une « déchirure à la poitrine » (?) qu‘elle a refusé de faire opérer. Elle est morte en paix entourée de sa famille, « ready to go » dit Christiane.
Mes rencontres aux Houches ou ailleurs avec vous sont pour moi un agréable souvenir, je vous remercie de la sympathie que vous m’avez toujours manifestée.
Je pense que je ne vais pas tarder à partir moi aussi, c’est ainsi. Je souhaite que les nombreuses années qui vous restent vous apportent beaucoup de satisfactions petites et grandes.
Bien amicalement,
Yvonne.
Ce sobre rapport sur les derniers moments de Cécile DeWitt – commençant par un “bien sûr la mort de Cécile m’a attristée” vite contenu – me parut un peu sec : voulait-elle masquer une tristesse qu’elle n’avait de fait aucune raison de me confier ? Pourquoi alors me remercier de ma sympathie envers elle ? Je restai perplexe.
Mais c’était aussi là un message d’adieu, et je n’ai plus osé lui écrire.
Pourtant, au cours des huit années qui lui restaient à vivre, le jour de ses cent ans en particulier où son ami Remo Ruffini et moi nous sommes modestement contentés de lui faire livrer des fleurs, j’aurais aimé pouvoir la remercier de tout ce que je lui dois : de son soutien sans faille, dont j’ai bénéficié – parfois même sans que je le sache – tout au long des cinquante ans de ma vie professionnelle ; de nos rencontres à Cargèse, aux Houches, Trieste, Stockholm ou Shangaï ; et d’une si joyeuse escapade avec sa fille Geneviève au Grand Palais, en marge de la conférence en son honneur organisée par l’IHES à l’occasion de ses 90 ans.
Le 11 février dernier, c’était son tour de s’éteindre : “ready to go” ? J’ai relu ses Mémoires, Une mathématicienne dans cet étrange univers [1], et trouvé bien des échos de sa personnalité en filigrane de ce dernier message qui m’avait intriguée.
***
Madame Choquet (c’est ainsi que je l’ai appelée pendant plus de trente ans) était souriante, réservée : lisse. Elle trouvait tous ses collègues aimables (un mot qui revient souvent sous sa plume), ce qui pouvait passer pour une certaine froideur. C’était là une défense, je pense, pour qu’on lui fiche la paix.
Était-elle plus ouverte envers ses collègues féminines ? Non. Pourquoi l’aurait-elle été ? Yvonne Fourès-Bruhat, puis Bruhat tout court, puis Choquet-Bruhat était de toute évidence une femme libre. Elle possédait l’assurance tranquille de ceux qui connaissent leur valeur et n’ont rien à prouver. N’ayant jamais eu besoin d’être “libérée”, elle n’était donc pas féministe. (« Je n’ai pas milité pour de grandes causes, humanitaires ou autres. ») Ainsi, lorsqu’un professeur de Princeton insinua par exemple, un jour de 1952, « C’est Lichnerowicz qui a fait votre thèse ? Quand une femme publie un travail mathématique intéressant, c’est un homme qui l’a fait. Sophie Kovalevski était au mieux avec Weierstrass, » elle se contenta de penser, écrit-elle : « Quel grossier personnage. » …Mais elle donne le nom de cet illustre mathématicien qui n’en était pas moins mufle : Bochner.
Derrière un abord aimable, Madame Choquet n’était donc pas toujours tendre. Lorsqu’elle baissait sa garde et se montrait sans masque, elle ressemblait sans doute alors à sa mère, qui « ne cachait jamais sa pensée, ce qui me la rendait très proche, mais pas toujours agréable à vivre. »
Pour ce qui est de sa mère, c’est une litote. Car, après le décès de son mari mort en déportation, cette mère admirée « en voulut au monde entier » pendant des années, y compris à sa fille, qui a tenté toute sa vie de cacher ces blessures : « Je ne parlerai pas davantage de l’amertume qui s’ajouta à notre chagrin, élude-t-elle dans ses Mémoires » – blessures qui, cependant, se ravivent souvent au fil du texte.
L’arrestation de son père par la Gestapo et sa déportation en août 44, « l’attente dans l’espoir » qui suivit, l’annonce au printemps suivant de sa mort le 1er janvier 45, dans un de ces camps dont sa famille découvrait l’horreur, furent pour sa fille une « catastrophe » et soixante-dix ans plus tard, elle ne peut toujours pas brider son amertume et ses ressentiments. Elle le sait d’ailleurs, reconnaissant dans l’épilogue de ses Mémoires : « J’ai mené ma vie au jour le jour, obéissant aux nécessités venues de ma vie familiale ou de mon travail, et aussi bien sûr de mes propres sentiments, que je n’ai pas toujours su dominer. »
Il y a cinquante ans… – j’ignorais tout cela, je revenais de Princeton, venais de lui avoir été présentée – j’entrai dans une salle de la rue d’Ulm. J’y remarquai instantanément, accrochée au mur, une photographie encadrée. C’était celle de Georges Bruhat, son père, dont les célèbres livres de cours m’avaient aidée à préparer les concours. J’appris qu’il était mort à Sachsenhausen [2]. Je fus émue : mon grand-père maternel, résistant, était lui aussi mort en déportation et ma mère, qui avait seize ans à l’époque, en a été marquée pour la vie. Lorsque donc je lis aujourd’hui : « J’éprouvais un immense chagrin de la disparition de mon père. Je me souviens de la violence de mon souhait de le trouver encore dans son bureau un jour où j’y pénétrais à la nuit tombée, » je sais exactement ce que la jeune Yvonne Bruhat a ressenti, et pardonne tout.
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Ainsi, des blessures profondes, tapies derrière un fragile masque d’impénétrable amabilité, ont affecté sa vie personnelle, mais quel rapport ont-elles, diront certains, avec sa vie de mathématicienne ! Un grand rapport je pense : pour preuve, le texte magnifique, aux accents souvent einsteiniens, qu’elle écrivit à quatre-vingt-cinq ans, dont je me permets d’extraire ce qui me semble pertinent ici [3] :
« Le travail mathématique est pour moi une évasion dans un pays idéal, où le voyage n’est limité que par soi-même. Ce pays est plein de vérités à apprendre et de vérités à découvrir. J’aime apprendre, mais il est merveilleux de trouver une vérité nouvelle, même très petite. (…) J’aime le travail mathématique, mélange de vision raisonnée et du travail artisanal des calculs. »
« C’est un bonheur pour un(e) mathématicien(ne) d’appartenir à cette collectivité de citoyens d’un même pays idéal [qui], quelle que soit leur nationalité, partagent un certain nombre de vérités et de curiosités pour les problèmes ouverts. Ces connaissances et intérêts communs les rapprochent en général plus que des rivalités de priorité ne pourraient les séparer.(…) [Et] les sympathies mathématiques se transforment quelquefois en vraie amitié, le sel de la vie. »
***
…Sept ans plus tard, vous écriviez en conclusion de vos Mémoires – vous aviez quatre-vingt-douze ans :
« La pièce est terminée, je n’attends que le dernier acte, la mort, c’est-à-dire ma plongée dans l’inconnu. Mais j’utilise la première personne sans connaître sa signification (…). Mon moi actuel ne va pas continuer d’exister dans un prolongement de ce qui a été pour moi le temps jusqu’à présent. Ce qui est pour nous l’espace, et même le temps, ne sont que des constructions par nos sens et notre esprit. Les briques fondamentales d’une réalité ultime resteront sans doute inaccessibles aux êtres humains, au moins leur vie durant. (…) La science ne nous a pas éclairés sur nos fins dernières. La constatation, magnifiquement exprimée dans cette pensée de Blaise Pascal, est toujours vraie : “(…) Tout ce que je connais est que je dois bientôt mourir, mais ce que j’ignore le plus est cette mort même que je ne saurais éviter”. »
***
« …Chère Nathalie, je pense que je ne vais pas tarder à partir moi aussi, c’est ainsi.
Bien amicalement, Yvonne. »
Ce 11 février 2025, vous nous avez dit adieu, “pour de bon cette fois” avez-vous peut-être ajouté avec un brin d’ironie. Adieu, Yvonne, qui avez été, pendant 101 ans, femme libre et grande mathématicienne dans cet étrange univers.
Références
[1] Editions Odile Jacob, 2016. (NB : seule l’édition Kindle est disponible actuellement, la version brochée est épuisée.)
[2] Pour en savoir plus, voir par exemple la notice (https://books.openedition.org/editionsulm/758) extraite de Les Trois Physiciens, Henri Abraham, Eugène Bloch, Georges Bruhat, fondateurs du Laboratoire de physique de l‘École normale supérieure, par Bernard Cagnac, Éditions Rue d’Ulm, 2009.
[3] Yvonne Choquet-Bruhat, Comprendre, connaître, découvrir, in Les déchiffreurs, par Anne Lesne, Jean-François Dars et Anne Papillault, Belin, 2008.
Retrouvez l’hommage complet de l’IHES à Yvonne Choquet-Bruhat ici.