L'isomorphisme de Cartier - un hommage de Luc Illusie - IHES
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L’isomorphisme de Cartier – un hommage de Luc Illusie

C’est avec une grande tristesse que j’ai appris le décès de Pierre Cartier. C’est un immense mathématicien qui nous quitte, et un mathématicien que j’ai bien connu, depuis les années 60. Nous nous étions rencontrés à l’IHES à l’occasion d’un séminaire de Grothendieck. J’étais impressionné par la profondeur et l’étendue encyclopédique de ses connaissances. Mais je ne me doutais pas que son oeuvre allait, pendant des décennies, jouer un rôle clé dans ma recherche.

Au début des années 70, la cohomologie cristalline, cette nouvelle théorie cohomologique imaginée par Grothendieck à la fin des années 60 et développée par Berthelot dans sa thèse, attirait l’attention de nombreux géomètres. Une conjecture de Katz, prédisant certaines inégalités sur des valuations p-adiques de Frobenius, était particulièrement étudiée. J’avais observé, avec étonnement, que sa résolution, par Mazur sous certaines hypothèses, puis par Ogus dans le cas général, reposait en dernier ressort sur ce qu’on appelle aujourd’hui l’isomorphisme de Cartier, une reformulation, par Katz, d’une construction due à Cartier dans une note aux Comptes Rendus de 1957, intitulée Une nouvelle opération sur les formes différentielles. Cet isomorphisme, entre les composantes et les groupes de cohomologie du complexe de de Rham d’une variété lisse en caractéristique positive, devait, pour les années à venir, dominer tout le calcul différentiel en caractéristique p ou mixte.

Pourtant, c’est à une autre construction de Cartier que je dois un tournant décisif dans ma recherche. Je veux parler de ce qu’on appelle la théorie de Cartier des courbes typiques, une variante de la classique théorie des modules de Dieudonné, plus souple et plus puissante. Appliquée, avec audace, par Bloch aux groupes de K-théorie de Quillen, elle conduisait à la construction d’un complexe explicite calculant la cohomologie cristalline des variétés projectives lisses de dimension < p, pour p > 2, possédant une structure et des propriétés remarquables, notamment par rapport aux valuations p-adiques de Frobenius, dont j’ai parlé plus haut. Suivant une suggestion de Deligne, j’ai proposé une construction de ce complexe exempte de K-théorie, et des hypothèses restrictives, par pure voie de géométrie différentielle, où l’outil essentiel est précisément l’isomorphisme de Cartier. Ce complexe, que j’ai baptisé complexe de de Rham-Witt, est encore activement étudié aujourd’hui.

Mais l’isomorphisme de Cartier devait encore frapper. J’aimerais évoquer un dernier souvenir. Je me rappelle sa surprise (et sa joie, peut-être teintée d’une légère frustration ?) lorsqu’en 1986, je lui ai appris que Deligne et moi venions de découvrir qu’une réinterprétation de son isomorphisme en termes de théorie de déformations conduisait à une démonstration purement algébrique de l’un des théorèmes fondamentaux de la théorie de Hodge, à savoir la dégénérescence de la suite spectrale de Hodge des variétés complexes projectives lisses. Diverses questions et conjectures liées à ce résultat ont été l’objet de nombreux travaux dans les dernières années.

J’admirais sa rigueur, mathématique (et plus profondément, morale), combinée à un sens de l’humour aigu, et une extrême simplicité. Et puis, Cartier était aussi un merveilleux conteur. Je pouvais l’écouter pendant des heures sans jamais me lasser. Il avait des anecdotes savoureuses sur quantité de sujets, et notamment sur le groupe Bourbaki. C’était un bonheur de le voir mimer les colères homériques de Dieudonné. J’entends encore sa voix, grave et chaleureuse.

Luc Illusie

Crédit photo : Jean-François Dars / IHES