Retour sur la conférence : Alexandre Grothendieck, de la légende mathématique à l’inspiration littéraire - IHES
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Retour sur la conférence : Alexandre Grothendieck, de la légende mathématique à l’inspiration littéraire

L’IHES a été fondé en 1958 par l’industriel français d’origine russe Léon Motchane, avec l’ambition d’offrir aux scientifiques théoriciens – comme aux expérimentateurs qui pouvaient se retrouver dans leurs laboratoires – un lieu d’échanges privilégié, leur permettant de rompre avec l’isolement souvent associé à leurs disciplines, alors en pleine expansion.

Alexandre Grothendieck, considéré par beaucoup comme le plus grand mathématicien du XXe siècle, fut, aux côtés de Jean Dieudonné, le premier professeur permanent de l’IHES. A l’Institut, ils ont dirigé ensemble le célèbre Séminaire de géométrie algébrique, à travers lequel Grothendieck a refondé les bases de cette discipline. Ces nouveaux fondements ont conduit plus tard à la résolution des célèbres conjectures de Weil par son élève Pierre Deligne et, quelques décennies plus tard, à la démonstration du grand théorème de Fermat par Andrew Wiles.

Grothendieck quitte l’IHES après avoir découvert l’existence d’une subvention du ministère de la Défense. Il se consacre alors de plus en plus à son engagement écologique et politique, notamment à travers le mouvement Survivre et vivre, qu’il fonde en 1970 avec ses collègues mathématiciens Claude Chevalley et Pierre Samuel. Décédé le 13 novembre 2014 en Ariège, où il s’était retiré à la fin des années 1980, Grothendieck a laissé derrière lui une œuvre écrite colossale de 27 000 pages, abordant des sujets aussi variés que les mathématiques, l’écologie, la psychanalyse, la spiritualité et la religion. Depuis sa disparition, quelques écrits de Grothendieck ont d’ailleurs été publiés, dont notamment son autobiographie Récoltes et semailles, par Gallimard en 2022.

À l’occasion des 10 ans de sa disparition, et alors que son personnage apparaît de plus en plus dans la littérature contemporaine, l’IHES a invité Marie Durrieu, réalisatrice d’une émission La Grande Traversée sur Alexandre Grothendieck pour France Culture, Hervé Le Tellier, prix Goncourt 2020 pour L’Anomalie, et Abel Quentin, auteur de Cabane, à échanger sur la science et les scientifiques comme sources d’inspiration en littérature. Cette rencontre a eu lieu le 6 février dernier dans le Centre de conférences Marilyn et James Simons.

Pourquoi Grothendieck et, plus généralement, les scientifiques fascinent-ils aujourd’hui les écrivains ? Comment leurs œuvres et leurs trajectoires influencent-elles la fiction ? Ces questions ont servi de fil conducteur à une discussion passionnante, entrecoupée par la projection d’une archive audiovisuelle de Grothendieck lors d’une mobilisation contre la construction de centrales nucléaires au Bugey, ainsi que par la lecture d’extraits des romans des auteurs, dans lesquels les mathématiques et le personnage de Grothendieck apparaissent de manière plus ou moins directe dans le récit.

Dans L’Anomalie, Alexandre Grothendieck et Misha Gromov, autre mathématicien travaillant encore aujourd’hui à l’IHES, apparaissent en toile de fond et sont mentionnés par un personnage mathématicien censé élucider une intrigue inspirée par la théorie de la simulation de Nick Bostrom. Cette théorie suggère que  nous vivons tous, en réalité, dans une simulation informatique. De son côté, Cabane explore les différentes manières dont les scientifiques font face aux implications que peuvent avoir leurs découvertes pour la société. Ainsi, tout comme Grothendieck, le personnage principal de Cabane, également mathématicien, finit par se détourner de la science, en quête de sens face à l’effondrement annoncé par le rapport Meadows, dont il est co-auteur. (Le rapport Meadows, sur les limites de la croissance, est une étude scientifique commandée par le Club de Rome à la fin des années 1960.)

En réaction à l’archive de Grothendieck, Hervé Le Tellier, lui-même mathématicien de formation et membre de l’Oulipo – un collectif littéraire explorant les contraintes formelles et prônant un certain structuralisme littéraire – a raconté sa rencontre fugace avec Grothendieck dans les années 1970, lors d’une réunion du mouvement Survivre et vivre, alors qu’il était encore étudiant. Depuis, le personnage de Grothendieck n’a cessé de le fasciner et il apparaît dans plusieurs de ses livres. Abel Quentin, qui est avocat de métier et n’a donc pas de formation scientifique, a quant à lui évoqué sa fascination pour l’éthique et l’indépendance intellectuelle des scientifiques, et notamment de Grothendieck, incarnant ainsi des figures de rébellion silencieuse et d’intransigeance morale, une caractéristique commune avec le personnage principal de son propre roman.

Les auteurs ont également abordé la difficulté d’intégrer les mathématiques dans la fiction. Hervé Le Tellier a expliqué que, bien qu’il soit lui-même mathématicien et ancien journaliste scientifique, il préfère éviter la vulgarisation dans ses romans. Il s’inspire cependant de figures comme Paul Erdős ou Stanislaw Ulam pour raconter l’univers mathématique à travers le portrait de personnages mathématiciens. De son côté, Abel Quentin a souligné que les idées scientifiques peuvent également structurer un récit sans être explicitement introduites ou décrites. Ainsi, dans Cabane, des concepts tels que le nombre d’or, la suite de Fibonacci ou la théorie des catastrophes de René Thom – autre ancien professeur permanent de l’IHES mentionné dans le roman – illustrent l’évolution psychologique des personnages.

Enfin, les intervenants ont discuté de la manière de restituer la subjectivité du chercheur. Alors que l’écriture scientifique tend à effacer l’individu, la littérature permet justement d’humaniser les scientifiques en donnant voix à leurs doutes et à leurs dilemmes, tant dans leur activité de recherche que dans leur vie quotidienne. Abel Quentin a d’ailleurs rappelé l’un des messages essentiels de Grothendieck, qui était que la science n’est jamais neutre et que ses applications doivent être interrogées.

La soirée s’est achevée avec une discussion avec le public, suivie d’un moment convivial autour d’un pot. Ce temps d’échange a montré l’attrait du public pour le dialogue entre science et littérature, ainsi que l’influence durable d’Alexandre Grothendieck dans l’imaginaire contemporain.