Entretien avec Eleonora Di Nezza
IHES

Entretien avec Eleonora Di Nezza

Eleonora Di Nezza est une jeune mathématicienne, post-doc à l’IHES pour un an depuis le 1er septembre, dans le cadre du programme William Hodge financé par l’Engineering and Physical Sciences Research Council (EPSRC) du Royaume Uni.

Elle revient dans cet entretien sur son parcours mais aussi son environnement de travail à l’IHES et la place des femmes dans le milieu de la recherche fondamentale.

Vous venez d’arriver à l’IHES, quelles sont vos premières impressions ?

Je viens d’arriver et j’aime tout. Je me sens dorlotée. Les secrétaires sont très efficaces et elles nous aident en tout, à la cafétéria on mange très bien, la bibliothèque est très belle, dans mon logement il y a tout ce qu’il faut et si jamais j’ai un problème je peux appeler le responsable logistique et il arrive tout de suite. C’est le paradis !

L’IHES me donne la possibilité d’être hébergée dans la résidence de l’Institut, l’Ormaille, et cela a beaucoup simplifié mon arrivée ici, je n’ai pas dû me chercher un appartement, tout était déjà mis en place par l’Institut. Au début je craignais que Bures-sur-Yvette soit trop tranquille, mais j’apprécie beaucoup le fait d’être là. Pendant la semaine je peux profiter de la proximité de l’Institut et de la forêt et le weekend je peux aller à Paris. Le studio qui m’a été assigné a été récemment renové, il est parfaitement équipé et très joli.

Quel a été votre parcours dans la recherche jusqu’à ce moment ?

J’ai fait ma thèse en co-tutelle entre l’Università di Roma Tor Vergata et l’Université Paul Sabatier à Toulouse. Au début j’ai beaucoup voyagé entre les deux, mais pendant ma dernière année j’ai été stable à Toulouse pour pouvoir enseigner – parce que j’étais attachée temporaire d’enseignement et de recherche (ATER) à temps partiel. Après, j’ai commencé un post-doc de trois ans, de 2014 à 2017, à l’Imperial College, à Londres, dont deux grâce à une Marie Curie Fellowship de l’Union Européenne, avec une parenthèse de six mois au MSRI, à Berkeley.

Qu’est-ce que l’IHES représente pour votre carrière ?

Pour la première fois, différemment de ce qui se passait à Toulouse ou à Londres, je n’aurai pas d’enseignement et je pourrai me consacrer complètement à ma recherche. Jusqu’alors, j’ai toujours enseigné, même pendant mon post-doc à Londres, où même si je n’avais pas d’obligations à l’enseignement, je sentais que c’était une façon de donner ma contribution à la vie du département. Le cours que j’enseignais était un cours de master, très intéressant mais aussi très prenant – et cela a forcément laissé moins de temps et d’énergie pour ma recherche. J’apprécie beaucoup cette parenthèse à l’IHES, je suis contente de pouvoir finalement me dévouer complètement à mes maths !

En outre, j’ai choisi le post-doc à l’IHES pour deux raisons principalement : d’abord parce que l’IHES est un Institut très prestigieux, où travaillent des chercheurs de très haut niveau. Mais aussi parce que l’IHES est très bien positionné en France – étant aussi près de Paris, j’aurai la possibilité d’agrandir mon réseau et de plus m’intégrer dans la communauté mathématique française à laquelle je souhaite appartenir.

Quel est votre sujet de recherche ?

Je travaille sur la géométrie kählérienne, à l’intersection entre la géométrie complexe, la géométrie différentielle et l’analyse complexe. Il s’agit d’un domaine de recherche qui s’est développé grosso modo en France, autour des travaux de Sébastien Boucksom, directeur de recherche CNRS et professeur chargé de cours à l’École polytechnique, Philippe Eyssidieux, professeur à l’Université Grenoble Alpes, Vincent Guedj, professeur à l’Université Paul Sabatier de Toulouse, qui a été mon directeur de thèse, et Ahmed Zeriahi, lui aussi professeur à l’Université Paul Sabatier.

Ce sont eux quatre qui ont commencé l’étude des équations de Monge-Ampère dégénérées. Moi j’étudie ces équations sur les variétés kählériennes, qui sont un type particulier de variétés complexes.

Qu’est-ce qui vous motive à continuer à travailler sur ce sujet ?

J’aime beaucoup ce sujet, pour plusieurs raisons. Je trouve très intéressant de travailler à l’intersection de plusieurs branches des mathématiques : la géométrie différentielle, la géométrie birationnelle, à travers le ‘minimal model program’ (qui est à la base de la classification des variétés projectives), l’analyse complexe, la géométrie complexe et enfin la physique théorique.

De plus, il s’agit d’un sujet de recherche très récent : la théorie du pluripotentiel, qui a été développée par l’école française constituée par Boucksom, Eyssidieux, Guedj et Zeriahi que j’ai mentionnés avant, n’a que dix ans et donc il reste encore beaucoup de choses à comprendre et à faire !

Il est aussi vrai que le monde très fascinant des variétés kählériennes est assez compétitif et cela peut être décourageant parfois.  Mais, grâce à mes directeurs de thèse et à mes collaborateurs, j’ai pu me concentrer sur les maths plutôt que sur la compétition.

C’est aussi le fait d’avoir eu une très bonne relation humaine avec mes collaborateurs qui m’a beaucoup motivée à continuer à travailler sur ce sujet, ainsi que l’intérêt des gens que je rencontre quand je présente mon travail. Cela peut être démoralisant de travailler sur un sujet auquel personne ne s’intéresse.

Comment avez-vous choisi les maths ?

Ce sont les maths qui m’ont choisie, plutôt. Car, après avoir passé le bac, je me suis retrouvée à devoir faire mon choix après les vacances, juste avant d’entrer à la fac. J’avais été une bonne élève au lycée et je réussissais bien dans toutes les matières, mais c’étaient les matières scientifiques qui me passionnaient le plus. J’ai visité quelques départements de l’Università La Sapienza, où je savais vouloir aller, pour rencontrer des étudiants et me renseigner avant de faire mon choix. Il y avait des cours pour lesquels les inscriptions avaient déjà été fermées – et je me rends compte aujourd’hui de quelle chance j’ai eu ! Parce que ça il faut le dire, j’ai toujours eu beaucoup de chance dans la vie…

J’ai demandé à des étudiants d’ingénierie électronique s’ils faisaient des maths, et ils m’ont montré deux livres. Ça m’a beaucoup déçue car je savais que deux livres ne pouvaient pas me satisfaire, alors je suis allée au département de mathématiques. C’était un bâtiment très beau, de forme carrée, avec un court interne circulaire, et une très belle bibliothèque. J’y ai beaucoup étudié pendant les années qui ont suivi et même travaillé comme bibliothécaire le soir, heureuse de pouvoir profiter des archives de la bibliothèque, qui comprennent des œuvres de Galilée que je pouvais feuilleter, de temps en temps.

Au département de mathématiques, j’ai été accueillie les bras ouverts : ils incitaient les inscriptions, qui étaient tellement rares que la mienne ne m’a coûté presque rien. Je me suis sentie à ma place dès le début. J’avais suffisamment bien travaillé au lycée pour pouvoir comprendre les choses sans faire trop d’efforts et comme j’obtenais de bons résultats, j’ai eu envie de continuer. Pour mon projet de troisième année de licence j’ai travaillé en analyse. J’ai continué avec le master. Pour le projet final, j’ai passé un an en Allemagne pour travailler sur un projet d’analyse complexe, avant de rentrer en Italie pour mon doctorat, à l’Università di Tor Vergata, à Rome.

Peut-être les mathématiques vous ont choisie, mais après vous les avez choisies à votre tour et vous continuez de les choisir.

Oui, c’est ça, parce que je n’arrête pas de me poser la question et régulièrement je me demande si c’est vraiment ça que je veux. La vie d’un mathématicien, surtout à ce stade de sa carrière, n’est pas très simple : il est nécessaire d’être flexible et disponible pour voyager souvent, sans avoir la sécurité d’un poste permanent.

Mais je me réponds à chaque fois que oui, même si parfois c’est fatiguant, c’est cela que je veux faire. Ce travail est très satisfaisant. Ce sont les mathématiques qui m’ont permis de connaître non seulement des lieux différents, mais surtout de très belles personnes à chaque endroit où j’ai travaillé. Ils sont devenus ma famille et leur amitié m’accompagne, de près ou de loin, partout où je vais. Donc oui, j’ai choisi les maths et je continue de les choisir.

Nous avons décidé de publier cet entretien à l’occasion de l’Ada Lovelace Day, qui célèbre les femmes travaillant dans les sciences et les math. À l’IHES nous avons malheureusement peu de chercheuses : parmi les membres permanents il n’y a qu’une femme, Fanny Kassel, qui est chargée de recherche CNRS, et parmi les visiteurs, les femmes sont rares. Est-ce bien ce dont vous avez l’habitude ou est-ce que l’IHES est un cas isolé ?

L’IHES n’est malheureusement pas un cas isolé et la trop petite présence des femmes dans les départements de mathématiques est bien quelque chose à laquelle je me suis habituée. Par exemple, à l’Imperial College qui, à la différence de l’IHES, est une université et peut donc compter beaucoup plus de professeurs permanents que l’IHES, il n’y a qu’une femme qui est professeur ordinaire dans tout le département de mathématiques.

Cela est en contraste avec le fait qu’en première année à la faculté de mathématiques, du moins en Italie, là où j’ai commencé mes études, le pourcentage de femmes est à peu près le même que celui des hommes. Après, pendant les années, souvent les femmes s’arrêtent. Mais il faut faire la différence. En Italie il y a une bonne proportion de femmes dans la recherche, même au niveau des professeurs. En France il y a beaucoup de femmes aux niveau maître de conférence ou chargé de recherche CNRS, mais beaucoup moins parmi les professeurs ou les directeurs de recherche. Aux Etats-Unis il y a très peu de femmes qui ont des postes permanents et ils sont désormais en train de compenser ce manque avec des postes dédiés seulement à des femmes. Je n’ai pas de solution et je comprends que c’est une façon d’assurer une plus grande présence de femmes, mais ça m’attriste de penser qu’une attitude condescendante soit la seule voie possible.

Qu’est-ce qui est à la base de cette différence entre les hommes et les femmes selon vous ?

Je pense que c’est surtout la difficulté de concilier avec succès une famille avec une carrière. Être mathématicienne demande de faire face à des périodes de grande instabilité, pas seulement avant d’obtenir un poste permanent, mais aussi au moment d’avancer dans sa carrière, qui peut comporter un changement d’institution d’affiliation, et donc un déménagement. Dans notre société il est encore vu comme normal que quand c’est un homme qui doit se déplacer pour le travail, sa famille le suive. Il m’arrive souvent de rencontrer des hommes qui sont accompagnés par leurs femmes et leurs enfants pendant leurs séjours de recherche. C’est beaucoup plus rare de voir l’inverse, mais ça donne de l’espoir de voir des couples, où c’est l’homme qui parfois suit sa compagne pendant son séjour de recherche au MSRI plutôt qu’à l’IHES.

Il y a aussi des ‘super-femmes’ qui arrivent à tout faire, à avoir une famille et des enfants et à faire des maths de très haut niveau, elles aussi sont un exemple pour moi.

Cela me donne envie de partager un souvenir de ma première année de post-doc à Londres, quand je partageais mon bureau avec une autre post-doc italienne, Enrica Floris. Un après-midi nous discutions de la pénurie des femmes dans la recherche et nous réfléchissions au fait que moins il y a de femmes, plus celles qui sont là peuvent avoir envie de partir à leur tour. Il m’est déjà arrivé d’être la seule femme participant à une conférence et j’ai trouvé ça très inconfortable, je me demandais si j’étais vraiment à ma place, même s’il n’y avait aucune raison d’en douter.

C’est en prenant conscience de ça que pendant notre discussion, moi et Enrica, nous nous sommes dit que c’est important de rester, de résister, même si ça peut créer de l’inconfort. Si nous restons, les jeunes femmes qui vont arriver pourront compter sur notre présence. C’est important d’avoir des exemples qui montrent que c’est possible et que « we can have it all », ce n’est pas qu’un rêve. Enrica a tenu sa promesse et cette année elle a obtenu un poste de maître de conférence à Poitiers.

En conclusion, pouvez-vous nous dire quelles sont les qualités qui, selon vous, vous ont amenée ici et qui vous ont fait avancer dans votre parcours ?

D’abord, comme je dis toujours, j’ai de la chance. Mais la chance toute seule ne suffit pas, il faut aussi l’aider un peu. Je suis déterminée dans mon choix de continuer à faire des mathématiques, et j’ai beaucoup d’optimisme et d’espoir, que je je garde en concentrant mon regard sur le côté positif des choses.

C’est aussi la façon dont je me positionne dans la vie qui aide ma chance : par exemple, ici à l’IHES quand je déjeune à la cafétéria je ne reste pas dans mon coin, je me présente à tout le monde. C’est comme ça qu’il peut arriver qu’à un « Enchantée, Eleonora » puisse suivre un « Enchanté, Laurent Lafforgue » (!!)

Je mets beaucoup d’enthousiasme dans ce que je fais. C’est surtout ça que j’essaie de transmettre à chaque fois que je passe une audition pour un poste : je ne suis pas un génie, je suis plutôt comme un petit artisan qui fait ses petits calculs et qui étudie peu à peu, mais j’ai de l’enthousiasme à vendre. C’est ça qui me permets d’avancer. Peut-être est-ce exactement grâce à ça que je suis là aujourd’hui.