Entretien avec Lauren Williams - IHES
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Entretien avec Lauren Williams

A l’occasion du 11 février, journée internationale des femmes et des filles de science, découvrez un entretien avec Lauren Williams, Dwight Parker Robinson Professor of Mathematics à l’Université de Harvard et Sally Starling Seaver Professor au Radcliffe Institute. Lauren Williams a fait des études en mathématiques à l’Université de Harvard et a obtenu son doctorat au MIT, sous la direction de Richard Stanley. Après des post-doctorats à l’Université de Californie, Berkeley, et à l’Université de Harvard, elle est retournée à l’UC Berkeley en 2009, d’abord en tant que « Assistant Professor », puis professeure associée et est devenue professeure titulaire en 2016. Elle a obtenu une nouvelle chaire de l’Université de Harvard et de l’Institut Radcliffe en 2018. Ses recherches portent sur l’algèbre et la combinatoire. Lauren Williams a passé près d’un an à l’IHES en tant que professeure invitée entre août 2022 et juillet 2023. Sa visite a été financée par la fondation ENGIE, qui s’est engagée à soutenir les visites de chercheuses à l’IHES.

Votre parcours est impressionnant. Avez-vous toujours su que vous vouliez être mathématicienne ?

Au lycée, j’aimais déjà beaucoup les mathématiques, mais je ne savais pas quels types de carrières existaient. Il y a un programme particulier qui a été très important pour moi et que j’ai suivi après ma deuxième année de lycée. Il s’agit du Research Science Institute, qui se déroule chaque été au MIT et accueille des lycéennes et lycéens de tous les États-Unis ainsi que des élèves étrangers. Tous les participants sont jumelés à des mentors et j’ai été jumelée à une étudiante en mathématiques qui m’a donné un problème de recherche en combinatoire sur lequel réfléchir, ainsi que des références à lire pour apprendre la combinatoire et la programmation. C’était très intensif, mais extrêmement intéressant et amusant. C’était ma première expérience de recherche et j’ai vraiment apprécié la liberté et la créativité qu’elle impliquait. Une fois l’été terminé, je voulais continuer à travailler sur mon projet, mais je rentrais chez moi en Californie. Ma mentor m’a donc mise en contact avec un chercheur de l’UCLA qui a accepté de me rencontrer pour m’aider à poursuivre mon projet, ce qui a été très gratifiant.

Comment avez-vous découvert que la recherche en mathématiques était possible et que c’était ce que vous vouliez faire ?

Lorsque j’étais étudiante de premier cycle, j’ai compris qu’il était possible de faire carrière dans les mathématiques et j’ai décidé d’essayer d’être chercheuse. Malgré mon expérience limitée, je pensais qu’une carrière dans la recherche et l’enseignement pouvait me plaire. Je savais que cette voie allait être difficile, c’est pourquoi pendant plusieurs étés j’ai exploré d’autres possibilités en exerçant des emplois dans l’industrie reposant sur des mathématiques plutôt appliquées. Un de ces emplois d’été consistait à travailler à la National Security Agency dans le domaine de la cryptographie, et un autre, basé à New York, dans le domaine du conseil financier. Après ces expériences, j’ai compris que si, à l’avenir, je ne parvenais pas à obtenir un poste de professeur, d’autres possibilités s’offriraient à moi.

J’ai vécu un moment décisif au cours de la deuxième année de mon doctorat. J’avais récemment commencé à travailler sur un problème de recherche et, après plusieurs mois, j’avais formulé une conjecture que je voulais vraiment prouver. Je travaillais tous les jours, toute la journée, mais pendant neuf mois, rien ne semblait vraiment fonctionner. J’étais complètement bloquée et je commençais à me sentir déprimée et découragée. Je me demandais si je devais abandonner et trouver un autre problème, ou continuer, sachant qu’il y avait des chances que je ne prouve jamais la conjecture. Cette période a été assez difficile pour moi. Mais j’ai fini par trouver la solution à mon problème. Après ces neuf mois, j’ai commencé à faire des progrès, et une fois que j’ai emprunté la bonne voie, il m’a fallu trois ou quatre mois de plus pour prouver la conjecture. Le fait d’avoir trouvé la solution m’a donné confiance en mes capacités, et chaque fois que je résolvais un nouveau problème et que j’écrivais un article, je devenais de plus en plus convaincue que je pouvais continuer sur cette voie.

Rétrospectivement, je sais maintenant que mon expérience n’était pas inhabituelle : presque toutes les personnes que je connais qui ont fait une thèse ont eu des moments où elles se sont senties perdues. Il faut se rendre compte que dans la recherche, nous sommes bloqués la plupart du temps, et qu’il y a de nombreux jours où nous travaillons sans savoir si nos efforts nous mèneront quelque part. Mais lorsque l’on trouve enfin un résultat, le sentiment est très gratifiant !

Comment décririez-vous votre expérience en tant que femme dans le domaine des mathématiques ?

Je me suis rendu compte qu’il n’y avait pas beaucoup de filles en mathématiques dès le lycée. J’ai participé à des concours de mathématiques et à des programmes d’été en mathématiques où il n’y avait pas beaucoup de filles. Pendant l’été qui a suivi ma troisième année de lycée, j’ai participé au Math Olympiad Summer Program, un programme résidentiel de trois semaines et demie qui préparait les étudiants aux Olympiades internationales de mathématiques. Lorsque j’ai participé il y avait 24 participants, et j’étais la seule fille. Tout le monde était sympathique, mais l’expérience était étrange et je me suis sentie isolée ; de plus, je ressentais une pression énorme, car je me disais que si je me débrouillais mal, cela donnerait une mauvaise image de toutes les femmes.

Dans les départements de mathématiques dont j’ai fait partie jusqu’à présent (en tant qu’étudiante ou membre du corps enseignant), la proportion de femmes parmi les professeurs variait entre 0 et environ 15 %, ce qui n’est évidemment pas idéal. D’un autre côté, je pense qu’il peut y avoir une communauté très agréable parmi les mathématiciennes. J’ai eu la chance d’avoir de nombreuses collaboratrices extrêmement compétentes, dont certaines avec qui j’ai travaillé pendant près de vingt ans. Je pense à Sylvie Corteel, qui est maintenant à l’Université Paris Cité et à l’UC Berkeley, et à Konstanze Rietsch, qui est au King’s College de Londres. Je collabore avec elles depuis peut-être dix-sept ans et c’est vraiment agréable d’avoir ces collaboratrices de très haut niveau avec lesquelles je suis également très amie. J’ai également eu des étudiantes exceptionnelles, ce qui me rend optimiste pour l’avenir.

Quels sont les conditions ou les facteurs qui, selon vous, aideraient davantage de femmes à choisir une carrière dans les mathématiques ?

Je pense qu’il est utile pour les jeunes femmes de voir des mathématiciennes qui ont une carrière et qui sont également heureuses dans leur travail.

D’autre part, il faudrait offrir davantage d’opportunités aux filles de s’initier la joie de la découverte en mathématiques, et cela dès le collège et le lycée. Cela pourrait contribuer à accroître le nombre d’étudiantes en sciences dans le supérieur. Aux Etats-Unis, Girls Angle est un excellent exemple de programme dans ce domaine. Il existe aussi d’excellents programmes mixtes comme MIT Primes par exemple.

La garde d’enfants est un autre facteur clé, car elle peut être extrêmement coûteuse aux États-Unis. Il peut donc être difficile pour les universitaires, en particulier les femmes, de poursuivre leur carrière dans la recherche une fois qu’elles ont fondé une famille. Les subventions qui couvrent les frais de garde d’enfants peuvent donc être utiles : par exemple, la bourse de recherche Alfred Sloan peut être utilisée pour couvrir les frais de garde d’enfants, ce qui m’a été très utile lorsque j’ai eu mon premier enfant.

Un autre élément qui peut rendre difficile la poursuite d’une carrière dans la recherche universitaire est le temps qu’il faut pour obtenir un poste permanent. Aux États-Unis, de nombreuses personnes passent 3 à 5 ans dans des contrats post-doctoraux, puis obtiennent un « tenure track » (si elles ont de la chance !) et attendent ensuite six ou sept ans avant d’obtenir un poste permanent. Je sais que c’est également difficile en France, mais il me semble qu’il y a plus de postes disponibles et que le délai entre l’obtention d’un doctorat et l’obtention d’un poste permanent est plus court. En ce sens, la France facilite le choix d’une carrière universitaire pour les personnes (en particulier les femmes).

Comment avez-vous entendu parler de l’IHES et quelle a été votre expérience en tant que chercheuse invitée ?

Bien que je sois allée en France à de nombreuses reprises, notamment lors d’un congé sabbatique en 2014, c’est en août 2022 que j’ai mis les pieds pour la première fois à Bures-sur-Yvette. J’avais beaucoup entendu parler de l’IHES par de nombreux collègues différents qui ne tarissaient pas d’éloges sur l’Institut, mais je n’avais jamais postulé auparavant.

Je suis très satisfaite de mon année à l’IHES, qui est un endroit merveilleux pour faire de la recherche. Les bureaux sont confortables et il y a une salle avec d’immenses tableaux noirs et un smartboard, ce qui est agréable pour la collaboration. Tout ici est conçu pour rendre la vie des scientifiques aussi facile que possible. L’IHES est également très international et, au cours de l’année écoulée, j’ai rencontré à l’improviste des collègues américains que je ne m’attendais pas à voir, ce qui a été très agréable.

J’ai aussi trouvé que l’IHES était un lieu de travail très tranquille. Cette année, j’ai vécu à Paris et j’ai eu toujours l’impression d’arriver à la campagne lorsque je descendais du train à Bures-sur-Yvette, que je respirais l’air frais et que j’entendais le chant des oiseaux plutôt que le bruit de la ville.

Enfin, mes enfants aiment aussi IHES ! Je suis venue en France avec ma famille et j’ai emmené mes enfants à l’Institut plusieurs fois pendant les week-ends. Ils ont aimé dessiner sur mon tableau, tourner sur ma chaise rotative, boire un chocolat chaud à la machine à café et faire la roue dans les couloirs. Pour eux, la vie de chercheur est géniale !

Que pensez-vous que l’IHES pourrait faire pour s’assurer que davantage de femmes mathématiciennes posent leur candidature à l’Institut ?

J’avais entendu parler de l’IHES principalement par le bouche à oreille. Je doute que tout le monde connaisse l’IHES et son programme de visites : je pense qu’il serait important de le rendre plus visible.