Hommage à Pierre Cartier par Michel Broué - IHES
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Hommage à Pierre Cartier par Michel Broué

Étudiant, puis jeune chercheur, j’ai d’abord connu Pierre Cartier de réputation : « il était Bourbaki » disait-on dans les années soixante-dix. Je l’ai vraiment rencontré au début des années quatre-vingt, lorsque nous avons animé un séminaire commun à Paris 7 sur les travaux de Deligne et Lusztig. Une fois responsable du Département de Mathématiques et d’Informatique de l’École normale supérieure, je l’y ai fait venir, comptant sur sa générosité intellectuelle, sa grande culture mathématique, et son amour des échanges oraux, pour jouer un rôle utile auprès des normaliens — je ne me suis pas trompé.

Son indéniable culture mathématique, complétée par un sens et un amour de la rhétorique, et appuyé sur une recherche permanente de la simplification par l’explication et les rapprochements, a éclairé parfois le chemin de mathématiciens. C’est en tout cas ce que rapportent beaucoup de ceux qui ont été ses élèves. Bien sûr, il fallait parfois le ramener à la question qui lui avait été posée, car il glissait souvent sur bien d’autres sujets — mais il acceptait avec bonne humeur et souplesse qu’on lui rappelle « l’ordre du jour ».

Ses retards étaient proverbiaux. Il lui est arrivé d’apparaître dans un jury de thèse qu’il devait présider avec une demi-heure de retard. Mais son comportement était tel que, s’il provoquait parfois ironie ou rigolade, je n’ai jamais senti qu’il suscitait de la colère. Quant à ses exposés… je l’ai soupçonné d’arriver parfois en retard afin de finir de les préparer ; le public regrettait alors d’avoir entendu les points cruciaux apparaître dans les cinq dernières minutes. Pourtant, il en a fait de remarquables. J’ai le souvenir d’un exposé au Séminaire Bourbaki, où Serre s’est précipité à la fin pour lui dire : « tu vois, que si tu veux tu peux faire d’excellents exposés ! ».

Il a exaspéré quelques mathématiciens. Peut-être parce qu’il était bavard : il aimait parler ; il s’intéressait à beaucoup de sujets, mathématiques, politique, philosophie, ou les gens (sujet qu’il abordait avec beaucoup de finesse et d’honnêteté intellectuelle), et il en parlait. Peut-être aussi parce que sa culture mathématique pouvait l’amener à survoler un sujet en donnant l’impression de ne pas le saisir en profondeur. Pour moi, je l’écris avec tendresse et fierté, il fut un ami, dont j’ai beaucoup appris.

Michel Broué

 

Crédit photo : © Francisco José Craveiro de Carvalho / Oberwolfach Photo Collection