Hommage à Pierre Cartier de Cédric Villani
Toujours curieux, toujours courant, toujours causant. Tel était Pierre Cartier. Tout le long de sa vie, il avait aimé à lire, et à écrire, et à apprendre, et à relire, et à partager.
Je crois n’avoir jamais connu quelqu’un qui incarne aussi bien la communauté mathématique dans toutes ses ramifications, passionné par toutes ses branches, y compris la philosophie, la technologie, la pédagogie out tout autre brin de la grande toile humaine qu’il aimait tant parcourir sur tous continents géographiques, intellectuels et émotifs. Et comme il se doit, c’est sur tous les continents que ma route l’a croisé, parfois bien à l’improviste, que ce soit dans un palais vénitien ou un modeste hôtel palestinien. Et les jours où il m’arrivait de déjeuner en sa compagnie à l’Institut des Hautes Etudes Scientifiques, je savais que je n’aurai pas à peiner pour trouver un sujet de conversation : des heures durant il raconterait des histoires, inarrêtable… mais pourquoi l’arrêter ? C’était juste passionnant.
Et comme au théâtre, revivait dans la cafétéria le grand Dieudonné que ses collègues potaches de Bourbaki faisaient sortir de ses gonds à une heure prévue à l’avance, juste pour le plaisir de l’entendre tonner « Je démissionne ». Ou bien c’était l’excitation touchante et naïve de certains de ses proches partant fonder Israël avec un rêve de fraternité universelle et de paix durable. Ou encore l’enquête de détective pour retrouver la trace du fantôme Grothendieck. Ou une mission diplomatique passant par un colloque de mathématiques, au temps du rideau de fer, digne d’un film d’aventures. Et la plus émouvante histoire, celle où, jeune appelé à la guerre d’Algérie, chargé de surveiller une famille qui avait maille à partir avec le pouvoir colonial et si mal à l’aise dans ce rôle, il avait compris en rêve, dans son sommeil, tout à la fois qu’il avait bénéficié lui-même, jeune gamin en France occupée, de la protection d’un officier étranger sensible, et qu’à cet instant son devoir était de désobéir.
Bien des fois je me suis dit, après telle ou telle anecdote, il faut que quelqu’un scanne et enregistre toutes les mémoires de cette bibliothèque sur ressorts. Peut-être cela n’aurait pas été possible après tout, il y en avait tant que l’on n’aurait pas su où commencer !
Plus modestement, quand j’ai dû rédiger, aux Éditions La Ville brûle, une conversation grand public sur la société mathématique, intitulée bien à propos Mathématiques en Liberté, je l’ai, bien évidemment, recruté parmi les trois mousquetaires qui allaient m’accompagner. La joie d’être ensemble transpire, je crois, dans cette conversation qui dura toute une journée et que je suis si heureux d’avoir pu graver.
Cet été, parmi les grands feux qui ont ravagé notre monde, il y eut l’incendie de la Bibliothèque Pierre Cartier. Je doute que ma route en recroise un jour une aussi riche et aussi passionnée. Salutations fraternelles à toi Pierre.