Hommage à Pierre Cartier par Michel Waldschmidt - IHES
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Hommage à Pierre Cartier par Michel Waldschmidt

Le samedi soir à Limours, quand il revenait chez lui après avoir acheté le journal Le Monde chez le marchand de journaux et être passé chez Frédéric Boillot, le libraire, Pierre passait de temps en temps chez nous. Il avait toujours plein de choses à nous raconter, sur des sujets fort différents, sa culture générale était époustouflante. En hiver, dès qu’il y avait un peu de neige, il venait avec des skis; en été, il était en short. Et nous le rencontrions sur la route de Roussigny à Gometz quand il allait ou revenait de l’IHES à vélo.

La plupart des mathématiciens ont connu le nom de Cartier en étudiant la géométrie algébrique, de nombreux objets mathématiques portent son nom, à commencer par les diviseurs de Cartier. Pour ma part c’est un peu différent: j’ai vu son nom pour la première fois dans des textes de Serge Lang qui relatait sa rencontre avec Pierre Cartier lors d’une réunion du groupe Bourbaki dans les années 60. Serge Lang travaillait sur les nombres transcendants, Pierre lui a fait une suggestion reliant cette théorie à la géométrie algébrique, et c’est ainsi, comme l’a dit le président de mon jury de thèse à Bordeaux en 1972, que les nombres transcendants ont cessé d’être une théorie marginale.

J’ai rencontré Pierre pour la première fois lorsque j’assistais aux exposés du séminaire Bourbaki, mais c’est surtout à partir de 1979, quand, avec ma famille, nous avons emménagé à Limours, que j’ai commencé à bien le connaître, et à découvrir de nombreux centres d’intérêt communs.

En dehors des mathématiques, le plus important de ces intérêts communs est certainement l’ouverture internationale. C’est ainsi qu’en novembre 2011, à la bibliothèque de Limours, nous avons animé ensemble une soirée débat sous le titre: mathématiciens sans frontières. Et nous sommes intervenus ensemble au Lycée Jules Verne de Limours avec le même titre en janvier 2012.

Pierre avait publié 4 billets sous ce titre dans Image des mathématiques en 2010: L’Algérie, Le Vietnam, Les Congrès internationaux de mathématiciens, L’Europe unie.

Parmi les missions que nous avons faites ensemble, je retiendrai celles au Vietnam en 2012, au Pakistan en 2013, et en Irak en 2017 puis 2019.

Quand je suis allé avec lui au Vietnam en 2012, il a pu comparer avec la situation qu’il y avait connue lors de sa première visite dans ce pays en 1976, il a été impressionné par les progrès réalisés. L’implication de nombreux mathématiciens français (Laurent Schwartz, Alexandre Grothendieck,…) au moment du conflit avec la France, et par la suite, a permis de reconstruire l’école mathématique vietnamienne, et cela a porté des fruits remarquables, comme en témoigne la médaille Fields de Ngô Bảo Châu. Lors de notre visite en 2012 nous avons pu rencontrer Pham Minh Hoang, mathématicien blogueur franco-vietnamien qui venait de sortir de prison. Un peu après il a été expulsé du Vietnam après avoir été déchu de sa nationalité vietnamienne. Pierre avait une grande expérience pour soutenir les mathématiciens persécutés dans des pays autoritaires.

Au Pakistan, en 2013, nous avons participé ensemble à la 6ème conférence mondiale sur les mathématiques du 21ème siècle. Comme je devais le présenter avant sa conférence, je lui ai demandé ce qu’il souhaitait que je dise, il a été très modeste. Il a mentionné son appartenance au CIMPA, le Centre International de Mathématiques Pures et Appliquées, créé par l’UNESCO pour œuvrer dans ce qu’on appelait autrefois les pays sous-développés, avant de les appeler pays en voie de développement, et maintenant pays du Sud Global; il a précisé qu’il avait contribué aux thèses de 40 à 50 mathématiciens (le site de généalogie mathématique mentionne 14 élèves de thèse officiels et 139 descendants mathématiques), et il m’a demandé de conclure en disant qu’il n’était pas spécialiste d’un sujet mais que le thème commun de ses intérêts mathématiques était la théorie des groupes. Avec Pierre et l’organisateur pakistanais de la conférence, Alla Ditta Raza Choudary, nous avons édité et publié les comptes rendus de la conférence sous le titre Mathematics in the 21st Century. Pierre a rédigé la préface en commençant par écrire: je profite de cette occasion pour commenter le développement des sciences mathématiques du siècle passé. Ce texte met en évidence sa gigantesque culture mathématique.

Les derniers voyages dont je voudrais parler sont ceux que nous avons effectués au Kurdistan Irakien en 2017 puis en 2019.

En 2017, pour une conférence internationale sur les sciences de base et les sciences appliquées, il a donné un exposé sur Bourbaki, œuvres individuelles versus œuvres collectives en sciences. Il a aussi donné un cours intitulé promenade à travers la théorie de Galois.

Du dernier voyage international que nous avons fait ensemble à Erbil et Souleimaniye au Kurdistan Irakien en février 2019, très peu de temps avant son AVC, je retiendrai l’anecdote suivante: la conférence internationale n’était pas loin de l’endroit où nous logions, en y allant à pied le premier matin il me racontait ses vacances en Corse. Arrivés à l’entrée de l’université, nous avons échangé les politesses habituelles avec les membres du comité d’accueil qui nous attendait. Ensuite avec Pierre nous avons traversé la longue salle où il allait donner la première conférence; il a repris son discours sur ses vacances en Corse, et ne s’est interrompu que quand il a été invité à donner son exposé.

Ses connaissances scientifiques ne se limitaient pas aux mathématiques: avec lui et Claude Itzykson nous avons organisé une école de Physique Théorique au centre de physique des Houches en 1989. J’ai contribué à l’édition et à la publication d’un volume intitulé From Number Theory to Physics. Pierre a rédigé le premier chapitre de cet ouvrage, et ça mérite d’être souligné car il était bien davantage prolixe en paroles qu’en écrits. Comme éditeur j’ai dû être patient pour attendre qu’il me donne sa contribution, mais je dois dire que cette fois-là, exceptionnellement, il n’était pas le dernier à me la donner.

Le chapitre en question traite de la fonction zêta de Riemann. Parmi les nombreux échanges mathématiques que nous avons eus, je citerai un groupe de travail qu’il a animé durant plusieurs années sur les nombres multizêtas. Ce sujet faisait partie du titre de la conférence donnée à l’IHÉS en juin 2012 pour son 80ème anniversaire. Il avait déjà donné un exposé précurseur sur ce sujet au séminaire Bourbaki en mars 2001. Je lui ai proposé de donner un cours à l’IHP sur ce thème, il a accepté; mais, de façon inattendue, j’ai dû surmonter l’opposition de responsables de mon département de mathématiques à Paris 6. Quand j’ai demandé au directeur de me donner les vraies raisons de son opposition, il m’a répondu que Cartier était politiquement marqué… Malgré cela le cours a eu lieu, et c’est là que Francis Brown a commencé sa brillante carrière de mathématicien, sous la direction de Pierre.

Libre et anticonformiste, il a refusé son élection à l’Académie des Sciences, il m’a dit qu’il restait ainsi fidèle à ses principes mais que cela lui avait créé bon nombre de difficultés dans la suite de sa carrière.

En 2022 je suis allé avec lui dans un restaurant qu’il appréciait à Clairefontaine, nous y avons déjeuné avec un historien des mathématiques de Nancy, Christophe Eckes. Pierre nous a raconté beaucoup de choses sur Bourbaki, en particulier sur le rôle un peu méconnu de Jean Delsarte, que j’ai eu comme professeur à Nancy. Il m’a reparlé de ce repas chaque fois que je suis allé le voir ces deux dernières années.

Je mesure le privilège que j’ai eu de le connaître aussi bien. J’avais beaucoup d’affection pour lui.

Michel Waldschmidt

 

Crédit photo : © D. Wallon / IHES