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Hommage de Jean-Pierre Bourguignon à Jim Simons

James Harris Simons, que tout le monde appelait Jim, est décédé vendredi 10 mai des suites d’une longue maladie après une vie hors norme, comme mathématicien, comme investisseur créant de nouveaux standards et comme philanthrope.

Jim a été un mathématicien exceptionnel car peu de mathématiciens ont contribué, comme lui, par trois résultats majeurs appartenant à des domaines distincts, même s’ils sont tous apparentés d’une façon ou d’une autre à la géométrie différentielle : dans sa thèse, il a développé son approche, conceptuelle, de l’identification des groupes d’holonomie des métriques riemanniennes (revisitant la thèse de Marcel Berger, directeur de l’IHES de 1985 à 1994) ; il a découvert la possibilité pour des hypersurfaces minimales de la sphère d’être singulières à partir de la dimension 8 et enfin, à partir de l’analyse du terme de bord d’un invariant de dimension 4, il a introduit la fonctionnelle de Chern-Simons, un concept dont l’impact a été considérable au-delà des mathématiques, en physique théorique notamment. Et tout cela en l’espace de 15 ans !

C’est d’abord en tant que mathématicien que j’ai une dette envers Jim parce qu’en 1972 il m’a invité à Stony Brook à rejoindre un département qui ne comptait pas moins de 14 géomètres différentiels, beaucoup très jeunes comme Yau Shing Tung et la plupart attirés par Jim lui-même. Là-bas je lui dois aussi d’avoir été exposé, un peu avant le milieu des années 1970, au début des interactions très positives entre mathématiciens et physiciens théoriciens autour des théories de jauge grâce à l’excellente qualité du département de physique de l’Université. Y était notamment installé Yang Cheng Ning avec qui Jim était en relation, ce qui n’était pas commun à l’époque. C’est dans ce cadre qu’un peu plus tard, inspirés par un travail mathématique présenté par Jim dans une conférence à Tokyo peu de temps avant sa nouvelle vie d’investisseur, Blaine Lawson et moi avons obtenu un résultat dont il a finalement accepté de cosigner l’annonce. Pour qu’il le fasse, nous avons dû insister lourdement, alors qu’il arguait du fait de ne pas avoir contribué directement à notre résultat. Certes nous avions résolu une question en dimension 4, qui était le cas qui intéressait les physiciens, alors que son travail concernait la dimension 5 et les dimensions plus grandes.

D’autres que moi sont compétents pour commenter la rupture méthodologique dans le monde de la finance qu’a été la création de Renaissance Technologies par Jim et quelques amis et son succès exceptionnel, qui l’a fait accéder au statut de milliardaire en une quinzaine d’années.

Son épouse Marilyn et lui ont, dès 1994, mis sur pied la Simons Foundation qui leur a permis d’apporter un soutien très substantiel à nombre de projets de recherche fondamentale, d’abord autour de l’autisme et des mathématiques, puis ensuite bien plus largement. Devenu directeur de l’IHÉS et faisant face à une situation financière difficile, j’ai beaucoup apprécié qu’il me propose de lui-même en 1998 de faire une donation à l’Institut, la première d’une longue série. Mais leur aide a pris un tour structurant quand l’IHÉS a développé, sur son conseil notamment et avec leur soutien, une politique de recherche de mécènes à l’échelle internationale, la seule qui sied à un institut par nature complètement ouvert sur le monde. Ce fut le début d’une longue aventure pendant laquelle leur contribution a souvent fait la différence.

Leur soutien a été notamment décisif pour édifier à l’Institut le Centre de conférences qui porte leur nom. C’est devenu un outil fondamental pour compléter la panoplie d’outils permettant les échanges et le partage d’idées scientifiques dans les meilleures conditions.

La dernière étape de l’implication de Jim dans la vie de l’IHÉS a été sa nomination comme membre du Conseil d’administration en 2014 puis la consolidation des Friends of IHES aux États-Unis, sous sa houlette et celle de Marilyn, avec constitution de fonds propres doublés par la Simons Foundation International.

Cette relation d’amitié d’une qualité exceptionnelle, qui a eu un impact si fort sur ma vie professionnelle, a trouvé une forme de consécration dans l’entretien qu’il m’a donné l’an dernier, à l’initiative de Dennis Sullivan, à la veille de son 85ème anniversaire, présentant la naissance de la théorie de Chern-Simons. Je lui en suis très reconnaissant.

Interagir avec Jim a toujours été un plaisir tant il savait se montrer à l’écoute, passionné qu’il était par la découverte, fille de la curiosité. Mû par le sens d’une mission, il était toujours disponible pour explorer d’autres façons d’apporter un soutien. On ne peut évoquer Jim sans mentionner son grand sens de l’humour et de l’auto-dérision, ce qui ne va pas de soi pour une personne qui a atteint les sommets qu’il a côtoyés. Un grand créateur vient de nous quitter, et j’ai personnellement perdu un ami à qui je dois tellement.