Pierre Cartier nous a quittés – un hommage d’Alain Connes
Le premier mot qui vient à la pensée en ce qui concerne Pierre est celui d’universalité. C’était un mathématicien extraordinaire. Il suffit de lire dans « Récoltes et semailles » ce que Grothendieck en dit, il a été extrêmement impressionné par cette intuition inégalable que Cartier avait pour des sujets extrêmement variés.
Pierre a consacré sa vie aux mathématiques et leur a donné un immense trésor de plusieurs manières. Par les notions qu’il a créées et qui heureusement portent son nom comme les diviseurs de Cartier en géométrie algébrique qui donne la bonne version conceptuelle de ce que sont les diviseurs. Sa notion s’inspire des travaux d’Henri Cartan en géométrie analytique, et elle est tellement bien formulée au niveau conceptuel qu’elle se prolonge dans des situations qui paraîtraient inaccessibles à une notion beaucoup plus naïve de diviseurs. Il a défriché ce qui se produit en caractéristique p pour le complexe de de Rham, et introduit l’opération de Cartier en calcul différentiel des variétés algébriques en caractéristique positive qui montre que la situation est radicalement différente de la caractéristique nulle. On lui doit la théorie des groupes formels commutatifs et des courbes typiques, la construction de Witt globale, et en physique mathématique on lui doit cette merveilleuse idée du groupe de Galois cosmique sur laquelle j’ai eu l’occasion de travailler. Mais son influence est en fait bien plus grande que par les seules notions qui portent son nom et sa générosité naturelle lui a permis d’offrir, il n’y a pas d’autre mot, des idées clés à d’autres mathématiciens. C’est par exemple lui qui a expliqué à André Weil comment utiliser la locale compacité des adèles pour démontrer des résultats fondamentaux de théorie des nombres, au point que le livre d’André Weil « Basic Number Theory » prend ce point de vue comme base de la théorie tout entière. C’est Pierre qui a suggéré à Grothendieck l’idée qu’il fallait non pas prendre les idéaux maximaux pour définir le spectre d’un anneau en géométrie algébrique, mais prendre les idéaux premiers puisque ce sont les seuls qui sont compatibles avec les morphismes. C’est également lui qui a donné à Grothendieck l’idée de définir un schéma comme un foncteur de la catégorie des anneaux commutatifs vers la catégorie des ensembles.
J’ai rencontré Pierre la première fois à l’IHES, en 1976, et j’ai vu un jour au déjeuner arriver à vélo un gaillard sportif qui semblait défier les années. Ma première réaction c’était la surprise devant l’incompatibilité apparente entre son œuvre mathématique et son apparence physique, avec son allure de boy scout, dont on se rend compte très vite qu’elle va de pair avec ce pragmatisme altruiste qui est si peu commun dans le monde des mathématiciens. On a travaillé ensemble à la fin des années 70, pour Bourbaki et on devait se rencontrer loin de Paris, dans le Perche où je résidais. Pierre m’a rejoint en venant de la banlieue parisienne à vélo, ce qui représente au moins 150 km de vélo qu’il a avalés sans difficulté. On a travaillé ensuite ensemble plusieurs jours et je me souviens que le soir il m’expliquait le ciel. Il avait une connaissance absolue de l’astronomie et comme on le sait c’était aussi un extraordinaire calculateur. Il est l’auteur en fait de 40 séminaires Bourbaki et il était un pilier de ce collectif d’avant-garde qui a transformé le paysage mathématique au XXe siècle. Un tiers de son activité mathématique a été consacré à la rédaction des livres de Bourbaki, dont il était l’un des très rares mathématiciens à dominer l’ensemble. Il incarnait cette générosité intellectuelle, cet engagement désintéressé envers le collectif, il n’était pas simplement un mathématicien mais un véritable artisan de la pensée, toujours soucieux de transmettre et de partager son savoir. C’était un voyageur infatigable, et il mettait en pratique ses idées généreuses, il a par exemple été un très grand nombre de fois au Vietnam ou dans d’autres pays simplement pour enseigner.
En fait, pendant des décennies, il a été l’âme de l’Institut des Hautes Études Scientifiques de Bures-sur-Yvette. Comme on le sait, cet institut est devenu un phare de la recherche mathématique, bien entendu autour, au départ, des travaux de Grothendieck. Mais pendant les décennies suivantes, on peut dire que l’Institut doit une grande partie de son rayonnement à l’influence de Pierre Cartier. Pour ceux qui avaient la chance de le côtoyer il était plus qu’un collègue, il était un guide, toujours prêt à éclairer les chemins obscurs de la recherche, à répondre aux questions les plus complexes ou à replacer un problème dans son juste contexte conceptuel. On était certain quand on allait au déjeuner de l’IHES de rencontrer Pierre, souvent en retard pour le déjeuner, mais on était certain que si on avait une question sur laquelle on butait, une difficulté qu’on n’arrivait pas à contourner, il exposerait son point de vue qui permettrait d’avancer. Il adorait les discussions politiques, en particulier avec Laurent Lafforgue, et bien qu’ils soient de deux bords différents, je pense qu’ils appréciaient tous les deux leurs discussions ! C’était un plaisir en fait de les entendre argumenter ensemble.
La vie de Pierre Cartier a été entièrement dédiée à la quête du savoir, à l’exploration des mystères mathématiques et au service de la communauté scientifique. Son influence a été considérable et son héritage continuera de vivre bien sûr à travers ses contributions, ses écrits, l’inspiration qu’il a insufflée à tant d’entre nous. Le mot qui ressort aussi de sa vie, et en particulier des dernières années, c’est le mot de courage. Jamais à aucun moment je n’ai vu Pierre découragé, jamais. Je l’ai vu peu de temps avant sa mort, il était bien sûr très diminué physiquement, mais intellectuellement il était parfaitement présent et on a pu converser ensemble sans qu’à aucun moment il ne se plaigne de sa situation. Son exemple nous pousse à poursuivre avec passion et dévouement la recherche et la diffusion du savoir, à l’image de ce qu’il a incarné tout au long de sa vie. Jean Cocteau a écrit « le vrai tombeau des morts est le cœur des vivants », sois assuré Pierre que tu seras toujours avec nous.
Crédit photo : Jean-François Dars / IHES