Nouveaux résultats sur le modèle d'Ising en champ aléatoire
S. Rychkov, E. Travisani, A. Kaviraj Communiqué de presse

Slava Rychkov et ses collaborateurs obtiennent de nouveaux résultats sur le modèle d’Ising en champ aléatoire

Communiqué de presse – 8 septembre 2022

Slava Rychkov a rencontré pour la première fois les nombreuses questions posées par la conjecture de Parisi-Sourlas peu après son arrivée à l’IHES, fin 2017. Il participait à une conférence sur les systèmes désordonnés, où il avait été invité en raison de ses récents travaux sur le bootstrap conforme, par le physicien Giorgio Parisi, professeur à l’université de Rome « La Sapienza », et la collaboration Simons « Cracking the Glass Problem ».

Le modèle d’Ising en champ aléatoire

Les systèmes réels sont intrinsèquement désordonnés. Même le plus pur des solides cristallins présente des défauts, qui apparaissent à des positions aléatoires dans le cristal et ont un impact sur ses propriétés macroscopiques. Pour comprendre le rôle que le désordre pourrait jouer, les physiciens partent d’un modèle bien connu et y rajoutent un terme de désordre, suffisamment petit. Étudié depuis plus d’un siècle, le modèle d’Ising est l’un des modèles les plus connus de la physique statistique, ce qui en fait un bon candidat pour ce type d’études. L’une des façons les plus simples d’introduire du désordre dans le modèle d’Ising consiste à ajouter un champ magnétique aléatoire, mais constant, à chaque site du réseau. Le modèle que l’on obtient en procédant ainsi est dit « modèle d’Ising en champ aléatoire » (ou random field Ising model, RFIM) qui, malgré son apparente simplicité, pose déjà un considérable défi.

Pour déterminer le rôle du terme supplémentaire, les physiciens étudient comment les solutions du RFIM peuvent différer de celles du modèle d’Ising pur, en particulier autour du point critique. Le désordre change-t-il la classe d’universalité du système ? Les quantités universelles telles que les exposants critiques restent-elles les mêmes après l’introduction d’un champ magnétique aléatoire ?

La réponse à ces questions pourrait aider à comprendre, par exemple, comment les propriétés physiques de certains matériaux peuvent être affectées par leur désordre intrinsèque.

Lorsque les physiciens ont commencé à étudier le RFIM dans les années 1970, ils se sont rapidement rendu compte que le terme aléatoire supplémentaire introduisait des différences importantes dans le comportement critique. Alors que le modèle d’Ising classique est intéressant dans les dimensions 1<d<4, d=1 étant la dimension critique inférieure, à laquelle aucune transition de phase n’est observée, et d=4 étant la dimension critique supérieure à laquelle les solutions de champ moyen deviennent exactes, dans le RFIM, la plage dimensionnelle intéressante est 2<d<6. Ceci est en soi suffisant pour compliquer significativement l’étude dans le cas désordonné, car une plus grande dimension critique supérieure implique que les méthodes perturbatives du groupe de renormalisation consistant à travailler en dimension d=6-e, pour de petites valeurs de e, seront difficiles à étendre aux dimensions physiquement intéressantes : d=2 et d=3.

La conjecture de Parisi-Sourlas

Les premières applications des techniques perturbatives du groupe de renormalisation ont montré que les exposants critiques calculés juste en-dessous de la dimension critique supérieure 6 sont les mêmes que ceux calculés pour le modèle d’Ising autour de sa dimension critique supérieure (d=4). Ce résultat a été obtenu par Amnon Aharony, Yoseph Imry et Shang-keng Ma en 1976. Pour expliquer cette importante propriété, Giorgio Parisi et Nicolas Sourlas, un collègue de Slava Rychkov à l’École normale supérieure de Paris, ont formulé une importante conjecture étendant ce résultat à toutes les dimensions d. En supposant que les points fixes d’un système désordonné sont caractérisés par des propriétés supersymétriques, Parisi et Sourlas ont pu montrer qu’il se produit ce qu’on appelle une « réduction dimensionnelle » : les exposants critiques du cas désordonné en dimension d sont les mêmes que ceux de son correspondant pur (c’est-à-dire non désordonné) en d-2.

Faiblesses et forces de la conjecture

Si d’un côté la conjecture de Parisi-Sourlas a permis d’expliquer les résultats précédents obtenus par des méthodes perturbatives du groupe de renormalisation pour le RFIM, et même si des simulations numériques ont récemment confirmé la conjecture à d=5 (1), il existe une série de paradoxes qui ont empêché la communauté des physiciens d’avoir pleinement confiance en sa validité.

La réduction dimensionnelle prédit que le RFIM en d=3 devrait être équivalent au modèle d’Ising en d=1, mais ce dernier ne montre aucune transition de phase, alors que les résultats rigoureux montrent que le premier le fait. De même, les résultats numériques obtenus pour le RFIM en d=4 prouvent que les exposants critiques ne sont pas les mêmes que ceux calculés par Onsager pour le modèle d’Ising en 2 dimensions.

Pourtant, de nombreux cas montrent que la conjecture de Parisi-Sourlas ne peut être complètement abandonnée.

Il existe, par exemple, toute une classe de systèmes pour lesquels la conjecture fonctionne très bien : celle des polymères ramifiés. Il s’agit d’objets que l’on peut considérer comme des chaînes de polymères  greffées sur une longue chaîne principale. Les propriétés d’un polymère ramifié typique peuvent être décrites par un modèle qui partage de nombreuses caractéristiques qualitatives avec le RFIM, et dont l’analogue pur est le modèle de Lee-Yang. De la même manière que le RFIM en 6 dimensions devrait avoir les mêmes exposants critiques que le modèle d’Ising en 4 dimensions, les polymères ramifiés en d dimensions partagent les mêmes caractéristiques universelles que le modèle de Lee-Yang en d-2 dimensions. De façon frappante, pour cette classe de systèmes, cela reste vrai pour toutes les valeurs de d.

Les travaux de Slava Rychkov, Apratim Kaviraj et Emilio Trevisani

Lorsque Slava Rychkov se penche sur ce sujet, en 2017, cela faisait des décennies déjà que les scientifiques s’intéressant aux verres de spin essayaient de comprendre la conjecture. Revenu en France après la conférence, intéressé par une question restée ouverte aussi longtemps et par les informations importantes que la conjecture de Parisi-Sourlas semblait pouvoir fournir malgré ses limites, il s’est tout de suite attaqué à ce sujet avec ses collaborateurs, Apratim Kaviraj et Emilio Trevisani, qui travaillaient alors comme postdoctorants à l’École normale supérieure de Paris.

Apratim Kaviraji, Slava Rychkov, Emilio Trevisani
De gauche à droite : Apratim Kaviraj, Emilio Trevisani et Slava Rychkov à l’IHES en septembre 2019

Rychkov, Kaviraj et Trevisani ont divisé le problème en deux sous-problèmes, qu’ils ont résolus séparément. Premièrement, ils ont prouvé que l’existence de points fixes supersymétriques impliquait une réduction dimensionnelle. Cela signifie que si les points fixes du RFIM ont des propriétés supersymétriques, alors il est vrai que les propriétés universelles du RFIM en d dimensions sont les mêmes que pour le modèle d’Ising en d-2 dimensions. Cette partie de leur travail a conduit à un premier article [1] consacré aux aspects supersymétriques de la théorie conforme des champs, publié en décembre 2019, et où ils appliquent des méthodes de bootstrap conforme.

Une fois ce premier point prouvé, ils ont émis l’hypothèse que la rupture de la conjecture de Parisi-Sourlas en petite dimension pouvait s’expliquer par une dimension critique dc, en dessous de laquelle les points fixes du RFIM ne présentent pas de propriétés supersymétriques. L’idée que cela pourrait effectivement être le cas, et une contribution essentielle à leur travail, est venue de la lecture d’un article publié en 1985 par John Cardy, actuellement professeur émérite à l’Université d’Oxford et professeur à l’Université de Californie, à Berkeley. Dans cet article, une transformation ingénieuse était appliquée à l’opérateur hamiltonien du RFIM, montrant clairement que pour que la supersymétrie tienne, une infinité de perturbations devaient être négligeables. Tous ces termes peuvent en effet être négligés pour d proche de 6, mais certains d’entre eux pourraient a priori devenir non-négligeables pour d inférieur, possibilité que Cardy n’a pas envisagée.

Cette deuxième partie du travail de Slava Rychkov et de ses collaborateurs a nécessité la recherche des perturbations non négligeables. Y en avait-t-il ? Après une recherche exhaustive, ils ont pu identifier trois classes de perturbations qui étaient potentiellement de bonnes candidates. À travers une série de calculs complexes et subtils, ils ont pu prouver que deux de ces perturbations deviennent effectivement non négligeables en dessous de la dimension critique dc ≈ 4,5. Par conséquent, l’hypothèse de Parisi-Sourlas selon laquelle les points fixes dans le RFIM sont caractérisés par des propriétés supersymétriques tient pour d>dc mais pas pour d<dc.

Un bon signe que la méthode de Slava Rychkov et de ses collaborateurs est correcte est qu’elle donne également des solutions cohérentes dans le cas des polymères ramifiés, auxquels Kaviraj et Trevisani ont appliqué leur raisonnement dans un troisième article [3]. Un quatrième article de Kaviraj, Rychkov et Trevisani, récemment publié dans Physical Review Letters [4], résume leurs résultats et offre une vue d’ensemble.

Ces travaux ont été accueillis positivement par la communauté des physiciens. Giorgio Parisi a commenté : « Slava Rychkov et ses collaborateurs ont fait un travail magnifique en comprenant plus en détail l’origine de la supersymétrie de Parisi-Sourlas, ainsi que les raisons de son succès et de son échec. C’est un pas en avant important dans ce problème très difficile qui a retenu mon attention pendant plus de quarante ans. »

John Cardy a ajouté : « Ce travail est celui que j’aurais dû essayer de mener il y a des années, mais à l’époque la tâche semblait trop ardue – avec tant de termes différents à prendre en compte. Je suis heureux qu’il semble aboutir à un scénario plausible ».

Edouard Brézin, physicien et professeur émérite de l’École normale supérieure, a déclaré : « Après plus de quarante ans de perplexité, l’énigme qui consiste à savoir quand et pourquoi la supersymétrie implique une réduction dimensionnelle est enfin résolue. Les superbes arguments supersymétriques (SUSY) de Parisi-Sourlas, appliqués au modèle d’Ising en champ aléatoire, ne fonctionnaient pas en trois dimensions, alors qu’ils semblaient bien résoudre le modèle des polymères ramifiés dans lequel Parisi et Sourlas avaient trouvé une SUSY et une réduction dimensionnelle similaires. Rychkov et ses collaborateurs ont découvert l’origine du problème. La présence d’un opérateur de rupture de SUSY, qui devient pertinent près de cinq dimensions, explique pourquoi la réduction dimensionnelle échoue pour le RFIM en quatre ou trois dimensions. En outre, les mêmes auteurs ont montré que le problème des polymères ramifiés est exempt de toute rupture SUSY pertinente. »

S’ils ont raison, Slava Rychkov et ses collaborateurs pourraient avoir enfin trouvé les conditions dans lesquelles la conjecture de Parisi-Sourlas est valide, répondant ainsi à une question à laquelle les physiciens se heurtent depuis 40 ans.

 

[1] A. Kaviraj, S. Rychkov and E. Trevisani, Random field Ising model and Parisi-Sourlas supersymmetry. Part I. Supersymmetric CFT, JHEP 04 (2020) 090 [arXiv:1912.01617]

[2] A. Kaviraj, S. Rychkov, and E. Trevisani, Random Field Ising Model and Parisi-Sourlas Supersymmetry II. Renormalization Group, JHEP 03 (2021) 219 [arXiv:2009.10087v3]

[3] A. Kaviraj and E. Trevisani, Random Field φ3 Model and Parisi-Sourlas Supersymmetry, [arXiv:2203.12629]

[4] A. Kaviraj, S. Rychkov and E. Trevisani, Parisi-Sourlas Supersymmetry in Random Field Models, Phys. Rev. Lett. 129, 045701 [arXiv:2112.06942]

 

(1) N. G. Fytas, V. Martin-Mayor, G. Parisi, M. Picco, and N. Sourlas Evidence for Supersymmetry in the Random-Field Ising Model at D=5, Phys. Rev. Lett. 122, 240603 [arXiv:1901.08473]