Entretien avec Hélène Esnault - IHES
Hélène Esnault, Alexander Petrov et Marco D'Addezio IHES

Entretien avec Hélène Esnault

La photo ci-dessus montre Hélène Esnault, Marco D’Addezio et Alexander Petrov.

La semaine du 22 avril 2024, l’IHES a accueilli une conférence en l’honneur d’Hélène Esnault, spécialiste mondialement reconnue dans le domaine de la géométrie arithmétique. Retrouvez nos trois questions à la mathématicienne ci-dessous.

Hélène, ta première visite scientifique à l’IHES date de 1988 et tu étais membre du conseil scientifique de l’IHES de 2015 à 2023. Pourrais-tu nous en dire plus sur ta relation avec l’Institut ?

Je suis venue pour la première fois à l’IHES au début des années 1980 pour discuter de ma thèse d’État avec Pierre Deligne.

La thèse d’État est plus ou moins l’équivalent de ce qu’on appelle aujourd’hui l’habilitation à diriger des recherches (HDR). A l’époque, la thèse d’État comprenait deux volets. La première partie consistait en l’exposition de ses propres travaux de recherche. Pour la « deuxième thèse », on se voyait attribuer un sujet autre que celui sur lequel on travaillait directement et il fallait rendre compte de l’état de la recherche dans ce domaine. L’idée était de s’assurer que les futurs chercheurs et chercheuses étaient capables de comprendre les grandes lignes de sujets qui ne leur étaient pas directement familiers.

Jean-Louis Verdier s’était proposé pour être mon Directeur de Thèse d’État. Il m’a suggéré d’aller voir Pierre Deligne à l’IHES pour discuter d’un sujet de deuxième thèse. C’était très intimidant. A ma surprise, il a tout de suite accepté de diriger ma deuxième thèse et j’ai finalement travaillé sur la préservation de la perversité par le foncteur des cycles évanescents. C’est un sujet très technique dont je n’ai pas alors, et peut-être encore maintenant, saisi toutes les subtilités. En particulier, ma compréhension d’un point était vague et Deligne craignait qu’Ofer Gabber me reprenne lors de la soutenance. Il m’a expliqué comment répondre à une éventuelle question d’Ofer sur ce point. Sa question ne s’est effectivement pas fait attendre mais la réponse que m’avait soufflée Deligne eut l’effet escompté et je m’en suis sortie. Je vois encore le sourire sur les lèvres de Deligne lors de cette question. Son accueil, sa bienveillance, sa confiance intellectuelle m’ont accompagnée, dans les moments de joie mathématique jusqu’aux heures sombres, notamment quand Eckart Viehweg, mon compagnon puis mari, est décédé en 2010. Pierre m’a invitée chez lui à Princeton, m’a offert son temps et de magnifiques discussions.

Je suis venue au fil des années plusieurs fois pour une visite scientifique à l’IHES, parfois avec Eckart. Dans la première période, Marcel Berger en était encore le Directeur. Il m’avait même gentiment invitée à dîner chez lui un soir. Tout nous séparait, nos mathématiques très différentes, nos vues politiques et culturelles, mais les discussions étaient courtoises. Plus tard, Jean-Pierre Bourguignon était le Directeur. Jean-Pierre s’intéresse à l’Allemagne, parle aussi allemand, cela crée une connivence. J’ai toujours gardé de bonnes relations avec l’Institut depuis et c’était donc un plaisir pour moi que de répondre favorablement à l’invitation d’Emmanuel Ullmo, le Directeur actuel, et des professeurs permanents de l’IHES de rejoindre le conseil scientifique de l’Institut en 2015. Ici, j’ai rencontré des personnes merveilleuses. En témoigne une petite anecdote. Le physicien Slava Rychkov m’avait proposé de me conduire en voiture à Bures un samedi matin de Conseil Scientifique, son domicile n’étant pas loin du lieu où je résidais. Dans la voiture, nous avons parlé poésie, puis, pris de passion, avons déclamé à voix haute des vers en russe, en allemand et en français. C’était superbe, et nous avons… raté la sortie de l’autoroute. Nous étions penauds d’arriver (un peu) en retard. D’une façon générale, je me sens vraiment bien à l’IHES, la gentillesse et l’attention de tout le personnel dans son ensemble sont un rayon de soleil. Pouvoir échanger avec Dustin Clausen, Maxim Kontsevitch ou Emmanuel Ullmo est un privilège et un plaisir.

Nous venons de célébrer ton anniversaire avec une conférence qui a connu un engouement formidable : jamais nous n’avions eu autant de demandes d’inscription pour une conférence scientifique. Que retiens-tu de cette semaine à l’IHES ?

Tout d’abord que les mathématiques sont une formidable aventure humaine ! Cela fait longtemps que les mathématiques sont une entreprise collective internationale. C’est un aspect qui me tient particulièrement à cœur et je suis heureuse de voir que cette diversité a été visible lors de cette conférence. Le poids de l’origine sociale et culturelle est beaucoup moins important en mathématiques que dans d’autres disciplines. Pour ma part, les mathématiques ont joué un rôle clé dans mon émancipation. Je suis toujours fascinée de voir à quel point cette activité intellectuelle permet le rapprochement entre des personnes d’origines très différentes. Il est également marquant de voir que les mathématiques font abstraction de l’âge. Les barrières générationnelles n’existent pas en mathématiques ! Le travail des jeunes mathématiciennes et mathématiciens m’émerveille. J’ai eu l’immense chance d’encadrer mes étudiantes, étudiants, et de jeunes mathématiciennes, mathématiciens au début de leur carrière. Elles et ils m’ont tant appris. C’est d’ailleurs principalement grâce à elles et à eux que cette conférence a vu le jour et je tiens chaleureusement à les remercier pour l’organisation de cette semaine extraordinaire. Je n’oublie pas non plus mes collègues de longue date, certains avec lesquels je travaille depuis maintenant plus de 40 ans ! Comme évoqué plus haut, nos relations vont bien au-delà du cadre professionnel. Le concert de piano d’Yves André lors de la première journée de la conférence est un touchant témoignage de ces relations d’amitié, qui m’a profondément émue.

Finalement, la qualité des exposés était remarquable. Je pense que la conférence a montré que la géométrie arithmétique est un domaine particulièrement dynamique, à la pointe des mathématiques. Beaucoup de nouvelles méthodes ont récemment été introduites en géométrie arithmétique dont le potentiel reste encore à exploiter.

Le concert de piano d'Yves André
Le concert de piano d’Yves André lors de la conférence en l’honneur d’Hélène Esnault

Tes travaux avec Michael Groechenig ont permis à Jonathan Pila, Ananth N. Shankar et Jacob Tsimerman de résoudre en 2021 la conjecture de André-Oort. Quels sont les problèmes ouverts en géométrie arithmétique auxquels tu continues de réfléchir aujourd’hui ?

J’aimerais davantage comprendre les liens entre la géométrie de certaines variétés projectives lisses et l’existence de points rationnels sur ces variétés quand le corps de base est un corps C1 (généralisant la notion de corps algébriquement clos). Ce programme de recherche a été initié par Yuri Manin dans les années 1960 et marque le début de la recherche d’interconnexions entre certaines propriétés géométriques et certaines propriétés arithmétiques. Par exemple la conjecture de Lang-Manin prédit qu’une variété projective lisse rationnellement connexe possède un point rationnel sur un corps C1. Nous avons des résultats partiels pour certains corps dont on sait qu’ils sont C1. J’ai montré la conjecture sur un corps fini en 2002. Nous savons aussi que la conjecture est vraie sur certains autres corps. Nous n’avons pas de liste exhaustive des corps C1, mais il y a des corps très « en vogue » dont on conjecture qu’ils sont C1, comme le corps des fonctions de la droite projective twistée ou celui de la courbe de Fargues-Fontaine.

Dans un autre domaine, plus proche des méthodes que tu mentionnes dans ta question, nous avons démontré en 2010 avec Vikram Mehta une conjecture de David Gieseker stipulant qu’une variété projective lisse géométriquement simplement connexe sur un corps parfait en caractéristique p n’admet pas de fibrés stratifiés non constants. Une conjecture de Johan de Jong prédit un résultat analogue pour les isocristaux. Avec Atsushi Shiho, nous avons obtenu un petit résultat dans cette direction mais nous sommes encore loin de comprendre la conjecture en toute généralité. On peut penser qu’il existe un lien entre cette conjecture, le programme de Langlands, et je l’espère, certaines idées que nous essayons de développer en ce moment avec Michael Groechenig.

Ce sont deux exemples de directions dans lesquelles je serais vraiment heureuse de comprendre un peu plus. D’autres questions, en lien avec mes travaux avec Moritz Kerz sont plus difficiles à brosser en quelques mots. Je préfère les laisser de côté pour cet entretien.

Hélène Esnault et Moritz Kerz
Hélène Esnault et Moritz Kerz